Rechercher un emploi : une contrainte douloureuse et blessante
Pierre, chômeur et militant
Avant d’être éducateur spécialisé en contrat à durée indéterminée, puis d’affronter de graves soucis de santé qui ont abouti à un licenciement pour inaptitude, j’avais connu des périodes de chômage parfois très longues, très éprouvantes, entrecoupées de petits contrats d’animateur socio-culturel et de périodes où j’exerçais en tant que remplaçant. Mon état de santé s’étant aggravé, je bénéficie aujourd’hui d’une pension d’invalidité. Heureusement, les soins que j’ai suivis me permettent de mener maintenant une activité de militant à l’union locale du syndicat et d’accepter un statut qui fait que je ne suis ni à la recherche d’emploi ni salarié. Revenir au chômage, c’est quelque chose qui me fait très peur.
À l’époque où je cherchais un emploi, Pôle-emploi m’avait appris qu’il fallait que mes notes de candidatures soient toujours les plus personnalisées possible. Chaque jour, donc, après une phase de recherches, j’écrivais une lettre de motivation dans laquelle j’expliquais en quelques mots à quel point je connaissais bien l’entreprise visée et en quoi mon profil correspondait tellement à ce qu’elle recherchait… Ça me prenait la matinée entière et souvent le début de l’après-midi. Ensuite il fallait traiter les réponses quand il y en avait, préparer les entretiens et se déplacer pour rencontrer mes éventuels futurs employeurs. Je ne sais pas si on peut considérer ça comme un travail même si, pour rechercher un emploi, il y a effectivement quelque chose à faire, un projet à élaborer. Je subissais plutôt cette activité comme une contrainte douloureuse et blessante qui concentre tout ce que le travail peut avoir de violent.
Je me souviens par exemple du jour où j’ai été convoqué par la mairie de Trignac, la commune où je résidais alors, pour un emploi d’animateur. Je me suis présenté devant la commission de recrutement après avoir franchi une première phase de sélection. Nous n’étions plus que deux candidats. On nous fait patienter. Ma concurrente est une jeune femme avec qui je sympathise. Nous sommes dans la même galère. Mais, plus réaliste, elle me rappelle rapidement qu’un seul de nous deux va s’en sortir. Arrive l’audition : en face de moi, des gens m’observent sans ménagement et me harcèlent de questions. Ils cherchent la faille. Comme si leur seul but était de me déstabiliser. Vers la fin de l’entretien, sentant que tout cela ne débouchera sur rien, je pose la question de la rémunération. Tout juste le SMIC. Tout ça pour ça… Quand je suis entré chez moi j’en ai chialé tellement c’était dur. Je n’ai pas été retenu. Pourtant je voulais travailler, je trouvais que ça avait du sens de faire des choses pour l’endroit où je vivais, de peser sur mon environnement, de travailler chez moi.
J’ai ressenti la même violence lorsque j’ai fait des remplacements dans un établissement destiné aux jeunes pris en charge par l’aide sociale. J’avais eu le choix de faire ce remplacement à Nantes ou dans un établissement d’Issy-les-Moulineaux dont j’avais rencontré l’équipe et qui me proposait un CDI. Mais je ne voulais plus retourner en région parisienne. Ça a donc été Nantes où j’ai pris le temps qu’il fallait pour entrer en relation avec ces jeunes dont je devais m’occuper, et comprendre comment fonctionnait l’équipe. Et puis, quand j’ai commencé à être à peu près à l’aise, c’était déjà la fin du remplacement ! Il était 9 heures du soir, c’était fini… Il fallait que je rentre chez moi. Je ne savais pas quand ni même si on referait appel à moi. Quelque chose qui s’était construit s’effondrait tout à coup. J’allais devoir tout recommencer à zéro : re-rédiger des CV qui expliquaient à quel point je trouvais que ce que j’avais fait était super bien, super fort… alors que, même si elle était prévue, cette interruption abrupte m’avait laminé. Voilà à peu près, je crois, la situation dans laquelle n’importe quel chômeur se retrouve tôt ou tard. Seulement, il est difficile d’avouer que cette condition est psychologiquement éprouvante. Si l’on est un peu fragile, on peut facilement craquer… Par surcroît, il faudrait accepter de prendre un travail n’importe où, loin de chez soi, à la merci des aléas économiques ou autres qui peuvent à tout moment déboucher sur un licenciement. Par ailleurs, j’ai des parents qui vieillissent. Si je pars, qui s’occupera d’eux ? Tout cela fait que j’ai besoin d’une activité qui m’ancre dans un territoire où j’aie mes repères et dans un collectif de travail au sein duquel je puisse peser réellement.
Pour le moment, mon engagement syndical m’offre le cadre qui me permet d’exister en échange du soutien que j’ai reçu dans les moments difficiles. J’ai donc pris des responsabilités dans le « Comité des travailleurs privés d’emploi et précaires » de Saint-Nazaire. D’autres comités organisent notamment des « bureaux d’exigences d’embauche ». Cela consiste à donner rendez-vous aux chômeurs du bassin d’emploi. « Apportez vos CV et on fera un dépôt collectif. ». Il y a alors plein de gens qui viennent. En plus du fait que les chômeurs échappent alors à la difficulté d’une confrontation solitaire, cette affluence semble contredire l’idée, largement répandue, selon laquelle les employeurs n’arrivent pas à recruter ; notamment dans le domaine de la restauration et du tourisme, secteurs d’activité particulièrement cruciaux par ici. Dans notre comité, cette modalité fait débat. Nos tentatives visent d’abord à définir avec les participants les conditions d’un emploi normal. Le salaire, le contrat, la distance. Avec l’union locale nous organisons des points d’information à destination des saisonniers au niveau des campings et des endroits où se concentrent les restaurants. Nous sommes par exemple passés sur le port de Pornichet où les brasseries et crêperies se touchent. Dès qu’elle nous voit arriver, la patronne de l’une d’elles vient à notre rencontre pour déverser tout le mal qu’elle pense des saisonniers : inconstants, exigeants, qui désertent à la moindre difficulté… La discussion tourne court. Dans le restaurant d’à côté : « Ah non, je n’ai aucune difficulté avec mes saisonniers. Mais je les forme. Je les reprends chaque année. Vous pouvez discuter avec eux… ». Le fait que les patrons prennent ou non soin de leurs salariés ne suffit évidemment pas à expliquer pourquoi certains restaurateurs ne parviennent pas à engager les saisonniers dont ils ont besoin ni pourquoi les saisonniers ne trouvent pas l’établissement qui correspond à leur recherche d’emploi. Sur la zone côtière, la question du logement, par exemple, est décisive. J’ai rencontré dernièrement une jeune femme qui m’a expliqué que la plus grande partie de son salaire allait passer dans son logement. De plus, depuis la dernière réforme, il faut désormais avoir travaillé six mois, au lieu de quatre, pour ouvrir des droits à l’assurance chômage. Ce qui oblige le travailleur au chômage à courir après d’hypothétiques contrats d’intérim, et l’empêche de se consacrer pleinement à la recherche du poste qui lui procurerait de la stabilité.
Je suis particulièrement choqué par cette espèce de foire à l’embauche qui se déroule au début de chaque saison touristique. On appelle ça des « salons de l’emploi ». Des cohortes de chômeurs défilent devant des employeurs qui les jaugent. Je trouve ça assez dégradant. Il y a quelques années, un de ces salons s’est même tenu dans la galerie marchande d’une grande surface… Mais les demandeurs d’emploi ne sont pas une marchandise ! Parmi ceux qui viennent là pour décrocher un job, beaucoup font abstraction de ces circonstances à moins qu’ils n’en aient tout simplement intériorisé la violence symbolique : « C’est comme ça, il faut passer par là… » Pourtant, à force d’être intériorisée, il ne faut pas s’étonner que cette violence ressurgisse décuplée de la part de ceux qui, l’ayant trop subie, finissent par se révolter… En réalité, ces forums fonctionnent comme des entreprises commerciales : ils attirent du monde à grand renfort d’ateliers, et d’intervenants qui expliquent comment rédiger un CV, etc. Cette affluence encourage de plus en plus d’employeurs à participer. L’organisateur gagne en crédibilité et multiplie les salons. Qu’est-ce que les chômeurs y gagnent ? Il faut avouer, par exemple, qu’il a été pour le moins paradoxal que Pôle emploi organise dernièrement, dans les locaux de la Base sous-marine de Saint-Nazaire, un « forum spécial intérim ». Cela veut dire que le service public, chargé de mettre les gens en relation avec des employeurs dans la perspective de les faire accéder à un travail stable et correctement rémunéré, fait la promotion des boîtes d’intérim qui, à sa place, organisent le travail temporaire dans une logique de marché.
En 2016, j’ai donc rejoint la CGT de Saint-Nazaire où je me suis mis en renfort de Claudie, alors employée aux finances publiques, qui dispose d’un temps de délégation pour recevoir les chômeurs, les précaires et les travailleurs détachés. On s’est entendus sur l’idée qu’on n’allait pas faire un pôle-emploi-bis pour débrouiller les cas individuels dans les domaines juridiques ou administratifs. J’adhère à l’idée qu’on ne doit pas être dans le palliatif – même si on peut dépanner quelqu’un de temps en temps – mais dans un dialogue qui vise à nous renforcer collectivement. Nous cherchons à ce que la personne confrontée à une situation difficile ou conflictuelle ait envie de s’investir dans une lutte commune. J’ai ensuite suivi une formation organisée par le « Comité national des travailleurs privés d’emploi et précaires », puis, comme j’étais disponible, j’ai accepté d’assumer des responsabilités au niveau national. C’est dans ce cadre que je participe par exemple au « Comité départemental de liaison » mis en place à la suite de la Loi contre l’exclusion et qui réunit autour de la même table Pôle emploi et les syndicats. Les allers-retours entre le national et le local me permettent de préparer ces réunions ou de me présenter face à des directions territoriales avec des informations globales et des exemples venant du terrain.

On voit les grandes entreprises, mais pas les sous-traitants qui représentent un part énorme de leurs emplois.
Sur Saint-Nazaire, je constate qu’il y a beaucoup de gens qui sont à cheval entre la situation de chômage et la situation d’emploi. Les uns ont un emploi de courte durée ou à temps partiel ; d’autres, âgés de plus de 62 ans, n’ont pas encore validé tous leurs trimestres pour être à la retraite. Ce sont souvent des gens qui travaillent pour des boîtes d’intérim. À Saint-Nazaire, on voit les Chantiers de l’Atlantique, Airbus, General Electric, MAN, Total, etc. Mais on ne voit pas tous les sous-traitants qui représentent une part énorme des emplois dans ces grandes entreprises. Cela crée des quantités de situations différentes. Il y a, par exemple, les travailleurs détachés d’une boîte espagnole. Les gars viennent du Maroc, du Sénégal ou du Pérou. Détenteurs d’un droit de séjour en Espagne, ils ont le droit de travailler avec une entreprise espagnole en France. Quand ils se font licencier, ils se retrouvent sur le carreau. Parmi les intérimaires, il y a le gars qui connaît très bien son métier, qui a de l’expérience et qui trouve facilement du boulot. Il peut enchaîner les contrats. Il y a le jeune qui débute et qui commence par de l’intérim. Et puis, il y a les salariés qui ne sont pas assez qualifiés, qui ont d’autres soucis d’ordre social ou personnel. Comment, sur le plan syndical, organiser collectivement tous ces travailleurs privés d’un emploi stable qui travaillent un coup ici, un coup là ? C’est la contrepartie du fait qu’à Saint-Nazaire, les très grosses entreprises développent une politique de travailleurs périphériques qui gravitent autour de quelques pôles d’activité. Il faut ajouter à cela l’effet côtier, avec des villes comme La Baule ou Guérande où vit une population âgée et souvent aisée qui a besoin de services à la personne. À l’union locale, je rencontre régulièrement des gens qui travaillent pour des particuliers dans le ménage et dans l’aide à domicile. Avec celui des saisonniers, ce secteur d’activité est un gros employeur.
En venant dans les locaux de la CGT tous les jours, j’ai l’impression de travailler dans le bon sens du terme parce qu’il y a un projet à construire. Je tire ma légitimité du fait que c’est bien un combat syndical de longue haleine qui m’a permis d’avoir actuellement des conditions de vie à peu près correctes, et qu’en échange je donne de mon temps pour animer l’union locale CGT. Mon rôle consiste à anticiper l’organisation des manifestations, le planning des réunions où nous réfléchissons à l’accueil des salariés. Une partie de mon travail consiste notamment à harmoniser nos façons de faire. Au fil du temps, les militants ont vu que si le syndicat n’assurait pas le suivi des cas qu’ils traitaient, ils se retrouvaient en porte-à-faux. Le débat a été de savoir s’il fallait ou non conserver les accueils qui prenaient trop d’énergie militante et entraînaient des frais juridiques, ou s’il ne fallait pas inventer quelque chose d’autre. La réflexion que je mène actuellement tourne autour de la question du sens du travail. Il s’agit de dire aux gens qu’il faut partager nos analyses respectives à partir de la description de ce qu’il s’est passé à leur poste de travail. Il y a en fait très peu de lieux où on peut raconter le travail. Et ce n’est pas la même chose de raconter cela à son conjoint ou à sa conjointe. Raconter le travail à la permanence syndicale amène une reconnaissance entre pairs et permet, en retour, de savoir comment ça se déroule dans les entreprises où les syndicats ne sont pas implantés.
Finalement, j’aimerais que ce que je fais ici bénévolement débouche sur un emploi en dehors du syndicat. Ce travail d’accueil, d’écoute, de comptes rendus, de lecture, d’analyse – que j’ai pu affiner grâce à des études de sociologie – correspond à un métier d’assistant de direction. Je ne désespère pas, ma santé s‘améliorant, de renoncer à ma pension d’invalidité pour retrouver un emploi dans ce secteur professionnel. Mais, si j’y parviens, ce sera grâce à mon activité de syndicaliste… Les dispositifs mis en place par Pôle Emploi n’y auront pas été pour grand-chose.
Parole recueillie et mise en récit par Pierre publié en octobre 2023
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Article paru initialement sur le site le site de la Compagnie Pourquoi se lever tôt le matin !