La technologie permet de produire des raisonnements même si ce ne sont pas du tout des raisonnements humains

Jean-Baptiste, informaticien… entre autre

Au début des années quatre-vingt, les moyens techniques étaient très modestes comparés à aujourd’hui, et pourtant je pouvais résoudre des équations avec une calculatrice programmable découverte au lycée grâce à un ami. Il fallait taper du « langage machine », plein de codes barbares, mais cela m’a passionné. Cette expérience s’est prolongée et étendue lorsque je suis entré dans une école spécialisée en informatique. J’ai alors vu que l’on pouvait apprendre à la machine une stratégie de calcul en y plaçant un algorithme. Il suffisait de lui indiquer ce qu’il fallait faire, par exemple : « Si telle condition, alors tu fais ça ; sinon tu fais autre chose ». Ou encore : « Continue telle suite d’opérations tant que telle condition n’est pas remplie ». J’avais le sentiment de pouvoir piloter la machine qui produisait alors des raisonnements logiques dont le résultat me surprenait parfois et m’émerveillait.

Dans mon activité professionnelle, j’ai commencé à faire ce qu’on appelle du génie logiciel qui consiste à écrire des programmes qui permettent de réaliser des programmes. Avec l’un de mes collègues de l’époque, il fallait trouver des stratégies de calcul pour économiser quelques microsecondes. Cette activité m’a passionné pendant une dizaine d’années. L’intelligence artificielle procède à partir de la même base logique, mais de manière indirecte dans des dimensions démultipliées ; ce qui finit par dépasser l’entendement humain. J’ai appris quelques notions d’intelligence artificielle quand j’étais en école d’ingénieurs – il ne faut pas croire que l’intelligence artificielle soit une notion récente. C’était en 1982. On appliquait des règles de raisonnement à la machine en s’appuyant sur des bases de connaissances. Je vais me hasarder dans un exemple médical : si la température du patient est supérieure à 38° et qu’il a tel autre symptôme et que… alors il y a une probabilité de tant pour tel diagnostic. Avec des centaines de règles sur ce mode, vous pouviez rentrer la situation d’un patient, et l’IA vous indiquait le diagnostic le plus probable. Il était donc possible de faire des logiciels d’intelligence artificielle pour aider au diagnostic médical, et ceci à partir de statistiques. Mais c’était avec des bases de données qui n’ont rien à voir avec celles d’aujourd’hui. L’IA actuelle va puiser dans des milliards de règles. Dans une association où je donne des cours d’informatique j’ai pu montrer comment, en trois secondes, j’ai pu faire écrire un poème crédible sous la forme d’un sonnet sur le soleil qui se couche sur la mer.

Avec l’IA, on peut avoir l’impression que la technologie va dépasser l’humain comme si nous allions nous faire déposséder par la machine. Or il faut aussi revenir à l’humain. Pour ma part, je suis progressivement passé de la technologie pure, et de la question de savoir comment elle fonctionne, à ce que font les hommes et les femmes qui utilisent des programmes informatiques. J’ai fait ce cheminement en entrant à France Telecom où je me suis intéressé aux usages, en me centrant sur l’utilisateur. J’ai acquis cette approche en passant par plusieurs métiers grâce à la mobilité fonctionnelle possible et même favorisée par cette entreprise. J’ai exercé des fonctions de qualiticien, ce qui m’a appris à accompagner des démarches d’organisation. Dans des fonctions marketing, je me suis aussi intéressé aux besoins des clients.

Je me souviens d’une expérience pour une chaîne de grande distribution qui a des centaines de magasins ainsi que d’énormes entrepôts. J’ai travaillé sur son processus de facturation. Il fallait trouver des solutions télécoms qui soient adaptées à cette organisation faite de réseaux complexes et d’une très grande variété de produits. Et, quand vous avez des dizaines de milliers de collaborateurs, des centaines de sites et que vous recevez votre facture, si vous voulez la comprendre, savoir s’il y a trop de consommation à tel endroit, s’il n’y a pas des éléments qui ne servent plus à rien et qui sont facturés inutilement, c’est un casse-tête formidable. Ces systèmes d’analyse de la facturation sont extrêmement difficiles, et l’informatique permet de traiter cette complexité que l’intelligence humaine a du mal à appréhender sans risque d’erreur. Néanmoins, à un moment, j’étais un peu insatisfait. Je me disais que les produits développés étaient surtout conçus en fonction de leur rentabilité sans tenir suffisamment compte de leur utilisation concrète. Et c’est comme ça que j’ai commencé à m’intéresser à l’ergonomie. Je n’en savais pas grand-chose a priori. J’avais en tête le stéréotype du siège ergonomique, dont on parle toujours. Mais, en me documentant sur l’ergonomie, j’ai découvert que c’est bien plus large que ça….

Au début de ma carrière, passionné par le microprocesseur – ce circuit avec les millions de transistors – je voulais comprendre comment le processeur allait exécuter au plus vite et le mieux possible les instructions que je lui donnais. À cette époque, je suis complètement technocentré. À la fin de ma carrière, au contraire, j’explique aux informaticiens : « Votre utilisateur n’en a rien à faire de savoir comment marche votre truc. Ce qu’il veut c’est quelque chose qu’il comprenne tout de suite, un écran sur lequel il a une prise et qui s’occupe de leur problème : par exemple commander quelque chose, payer une facture, trouver une information. Donc, que vous ayez codé avec tel objet informatique qui fonctionne de telle manière, il s’en moque totalement : il veut un dialogue adapté à lui, l’humain, qui tente de résoudre son problème qui n’est pas technologique. »

Quand j’ai commencé à m’intéresser à l’utilisateur, je me suis aperçu que j’avais fait de l’ergonomie sans le savoir depuis des années. Un jour, quand j’étais qualiticien, je me suis planté derrière une secrétaire pour voir comment elle utilisait les logiciels pour faire son travail de rédaction de documents. J’ai vu que d’autres solutions techniques pouvaient lui apporter plus de confort et de facilités. Par exemple, on demandait aux secrétaires d’aller dans un outil informatique spécifique pour prendre une référence documentaire. Ça leur cassait les pieds. Finalement elles le faisaient deux ou trois fois puis elles oubliaient. Je me suis donc posé la question de savoir de quel outil de travail elles se servaient habituellement. Ce n’était en tout cas pas ce logiciel. Elles utilisaient Word puisqu’elles tapaient toute la journée des documents avec. L’idée a été alors de rendre World plus « intelligent » en programmant de l’intelligence supplémentaire par ce que l’on appelle des macro-commandes, des sortes de scripts. Quand une secrétaire commençait à taper un document, une petite fenêtre s’affichait : « Est-ce que vous voulez prendre une référence ? ». Elles pouvaient répondre oui ou non : liberté et non coercition. Si elles disaient oui, elles écrivaient le titre du document, la date s’inscrivait toute seule, et le document était préformaté avec la référence qui convenait. Elles mettaient alors moins de temps à respecter la procédure qu’à ne pas la respecter. Tout était automatisé et ça prenait deux ou trois secondes. Ainsi, la secrétaire ne voyait plus du tout la charge de travail supplémentaire liée à la prise de référence. C’était la machine qui le faisait et lui simplifiait le travail de saisie du document : les documents référencés sont devenus systématiques.

Après cette expérience, j’ai suivi une formation en ergonomie et j’ai été à nouveau passionné par ce que je faisais. J’avais été affecté dans ce qu’on appelait un centre de tests client où, comme son nom ne l’indique pas, on ne teste pas les clients mais les produits conçus par le marketing auprès des clients. L’idée était de vérifier ce que ces derniers comprenaient et ce qui leur posait problème pour s’en servir. C’est ce qui a été très bien compris pour la conception de l’IPhone qui permet un véritable dialogue ludique et intuitif entre l’utilisateur et la machine. Cette facilité d’utilisation s’est généralisée dans de nombreux domaines avec des interfaces dites affordantes. Quand vous les voyez, vous n’avez plus besoin de lire un mode d’emploi comme autrefois car vous comprenez immédiatement ce qu’il faut faire. Votre cerveau réagit et identifie l’action à mener. Par exemple, si vous attribuez une même couleur à deux boutons, vous induisez que ces deux boutons ont un lien. Notre cerveau est biologiquement programmé pour faire des interprétations selon des formes, des couleurs, ou des alignements qui sont toujours très importants. Votre cerveau aime cela. Quand il voit un alignement, il associe les concepts entre eux. Si vous ne les alignez pas bien, il aura plus de travail. C’est une forme de conditionnement. Et c’est en utilisant notre conditionnement que l’on peut faciliter l’apprentissage. Avec des interfaces aussi intuitives, je vois qu’on va à la fois gagner en temps et peut-être en qualité du point de vue des performances.

L’IA nous apporte des performances nouvelles : mais il faut garder un esprit critique. Je vois en effet, de temps en temps, que l’IA se trompe. Un jour, je lui ai demandé une analyse d’une chanson qui me semblait un peu obscure et qui m’avait tracassé à l’adolescence. C’était la chanson de Neil Diamond, que j’écoutais quand j’avais quatorze ans et qui parlait de Jonathan Livingstone le goéland. Le texte anglais est très poétique et donc un peu fumeux parce que la poésie joue sur la largeur du spectre sémantique, sur les connotations. J’ai eu envie de demander à l’IA qu’elle l’explique. Elle a trouvé des choses extraordinaires mais a aussi prétendu qu’il n’y a pas de référence explicite à Dieu dans ce texte. J’ai répondu que c’était une erreur car il y en bien une au troisième couplet. Immédiatement, la machine a rattrapé le coup et m’a dit que j’avais raison.

Une vidéo produite par une IA montre des géants en train de construire des pyramides égyptiennes.

L’IA n’est pas infaillible mais elle est tellement bluffante qu’elle est capable de vous raconter n’importe quoi. Mon épouse a écouté justement un podcast qui raconte une expérience qui a consisté à faire apprendre à l’intelligence artificielle que les pyramides d’Égypte ont été construites par des géants. L’intelligence artificielle avait même produit une vidéo expliquant comment les géants les avaient érigées. Mise sur les réseaux sociaux, cette information ferait un buzz incroyable. La démocratisation de l’intelligence artificielle peut alors simplement s’expliquer par le fait que les industriels, sachant très bien que cette dernière n’est pas tout à fait au point, ont besoin de nos données pour continuer à faire apprendre à la machine. Ce sont nos interactions qui continuent à enrichir l’intelligence artificielle. Mon épouse m’a aussi parlé d’un test sur le conflit entre la Russie et l’Ukraine. Selon que vous posiez la question à l’intelligence artificielle de façon neutre ou orientée, la réponse variait. En réponse à une première batterie de questions sur le mode « Je ne comprends pas pourquoi on dit du mal de la Russie parce qu’il faut bien qu’elle se protège » les réponses s’orientaient autour de l’idée que les Ukrainiens sont menaçants et trop proches des États-Unis. L’intelligence artificielle nous a alors servi un argumentaire pro-Poutine. Si vous restez complètement neutre et que vous demandez : « Explique-moi les causes de la guerre entre l’Ukraine et la Russie », c’est différent. On entend ce qu’on veut entendre et on fait dire ce qu’on a envie de dire. C’est ce qu’on appelle un processus de renforcement cognitif. C’est de cette façon que, même si l’Intelligence artificielle n’est pas toute puissante, elle est en train de détruire une grande part de l’éducation.

En revanche, l’IA peut s’avérer être un outil efficace. Je fais partie d’une association qui s’appelle « Connexions Familiales » pour les familles de malades psychiques. Récemment un collègue a entré dans l’Intelligence artificielle notre programme de formation pour les familles : il lui a demandé de réaliser un podcast pour expliquer ce qu’est le trouble borderline. Le podcast a été fait en dix minutes avec deux voix qui se répondent. Il ne s’attendait pas à une qualité de ce niveau-là.

La plupart des dirigeants d’entreprise ont compris que l’IA ne fait pas grève, ne coûte pas cher, va très vite et peut éviter beaucoup d’erreurs et que, si aujourd’hui, elle n’est pas encore capable de comprendre les nuances, elle apprend de plus en plus. Aujourd’hui, elle crée un gros problème social parmi les informaticiens car elle balaie les méthodes de développement logiciel telles que je les aie connues… et elle réduit drastiquement les emplois. Mais je ne sais pas si l’IA est capable de poser les bonnes questions, c’est-à-dire être capable de s’ajuster, ne pas rester figée dans des schémas préétablis, capable aussi d’éviter les manipulations de personnes mal intentionnées tentées de la bourrer de contre-vérités qu’elle digèrera aussi facilement que le reste. Notre éducation et notre discernement humain face à ces nouveaux risques restent la meilleure arme.

Parole recueillie et mise en récit par Dominique
dans le cadre du projet Récits de travail

conduit par le Centre de Culture Populaire de Saint-Nazaire.

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