L’urgence, c’est de vivre

Pierre, accompagnant de son épouse malade du cancer

I. « Je ne veux que des bonnes nouvelles, docteur »
Dans les couloirs de l’hôpital de jour

Au retour de vacances sur l’île d’Yeu, l’angine de mon épouse ne veut pas guérir… Il y avait beaucoup de vent le long des sentiers de randonnée que nous avons arpentés dans tous les sens. Cette fois, le médecin de famille a prescrit des antibiotiques particulièrement adaptés. Pas de problème, dans une semaine ce sera fini ! Dix jours plus tard, retour au cabinet médical. Ça ne va pas mieux… L’auscultation se prolonge. Le médecin finit par retourner derrière son bureau. Il est soucieux, se concentre sur sa feuille d’ordonnance, cherche un stylo, relève la tête de manière résolue et nous regarde enfin : « Il faut prendre rendez-vous chez l’ORL ! » Il nous reconduit jusqu’à la porte et me glisse sur un ton insistant : « C’est suspect… Très suspect… »
J’ai conduit mon épouse chez le spécialiste. L’examen est long : il faut faire un prélèvement dans le fond de la gorge. L’otorhino-laryngologiste s’active de manière professionnelle, sans un mot. Mon épouse n’y tient plus : « Ce que vous cherchez, docteur, c’est un cancer ? » Le médecin interrompt ses allées et venues entre le fauteuil d’examen et son bureau, se redresse, ôte sa lampe frontale, réajuste ses lunettes et dévisage brièvement mon épouse : « Mais… Évidemment ! »
Le médecin de famille nous a accompagnés comme il a pu mais, fatigué, malade lui-même, il a pris sa retraite… Le nouveau généraliste qu’on nous a recommandé est une jeune femme. Elle a une voix douce, un sourire accueillant. Elle semble nous attendre paisiblement dans son cabinet où la lumière entre avec générosité.

*

Le bureau de la secrétaire du service de radiothérapie est un lieu ni ouvert ni fermé. Situé sous le rez-de-chaussée, dans un renfoncement du couloir, il est à la croisée de la longue enfilade des bureaux des radiothérapeutes et des salles de traitement – Clinac 1, Clinac 2, Novalis – et d’un couloir de service qui se perd dans les sous-sols de la cité sanitaire. Il communique, par l’arrière, avec un espace où une seconde secrétaire recueille les données administratives des patients qui arrivent pour la première fois dans le service, et programme les rendez-vous de ceux qui sont en cours de traitement. La porte du couloir et celle de l’escalier qui mène à la chimiothérapie battent à chaque passage. Il y a des bruits de pas, des conversations étouffées qui se poursuivent entre les murs et se perdent plus loin. C’est là que, dans une tache de lumière, nous reçoit la secrétaire, à l’issue de la consultation d’annonce. Elle nous attend derrière son comptoir. Nous nous installons sur nos chaises. Elle a tout préparé et nous accueille avec un vrai sourire sous ses cheveux bouclés. Nous nous rapprochons. On oublie les gens qui passent, l’environnement. Elle reprend tout méthodiquement, sans se presser, et on se laisse porter par son intonation rassurante, déjà presque familière. Nous repartons avec le classeur où tout est résumé, répertorié, organisé. Les premiers rendez-vous y sont inscrits. Au bout du couloir nous regagnons notre voiture, sur le parking dédié, où stationnent les ambulances et les taxis médicaux.

*

Le cabinet de Madame S., médecin radiothérapeute, semble étroit. Serrés sur nos chaises, entre le mur et le bord de son bureau, sous une grande fenêtre qui donne sur une cour intérieure, nous lui faisons face. Elle dit les choses posément, le regard droit : « C’est une maladie grave. Ce sera long… » On sent une volonté de ne rien cacher, ne rien minimiser. Elle prend son temps. Comme une façon de venir à notre rencontre, elle n’essaie pas d’esquiver l’émotion qu’elle sent monter en nous. Tandis que les larmes commencent à glisser sur le visage de mon épouse, elle fait silence sans baisser le regard. Au bout d’un long moment, nous reprenons notre respiration. Il y a des choses à faire : chimiothérapie et radiothérapie combinées. « Ce sera un traitement curatif. » L’objectif est d’éliminer la tumeur. Donc, il faut se battre ! Les explications se font précises. Derrière elle, sur une étagère, un masque de radiothérapie. Elle nous le montre : c’est un masque en plastique thermoformable qui prendra la forme du visage et du crâne et qui garantira la précision des irradiations. On le touche, le soupèse. Croquis à l’appui, on se projette dans le temps : les grandes lignes du calendrier sont tracées. Ne reste plus qu’à fixer les dates avec la secrétaire. Voilà. On va attaquer.
La radiothérapeute esquisse un sourire : « Ce sera difficile.
Mais je ne ferai aucune concession à la tumeur. » On la croit.

*

Au fil des séances, je pense que j’ai fait le tour de tous les magazines entassés en vrac dans le porte-revues de la salle d’attente de radiothérapie. Je choisis, à chaque fois que c’est possible, la chaise la plus proche de cette provision de rêves sur papier glacé. J’ai feuilleté et refeuilleté en particulier une publication d’architectes où l’on peut voir des maisons incroyables dans des paysages sublimes. Toujours, le photographe s’est arrangé pour ménager une échappée vers un ciel pur ou un plan d’eau. Mais tout est vide. Ce n’est qu’un décor inhabité, une illusion…
Les patients qui entrent dans la cabine de déshabillage ou qui en sortent me ramènent à la réalité. Près de moi, mon épouse sort un livre de son sac bleu : c’est un ouvrage de Pierre Desproges qu’elle n’a pas oublié d’amener à mon intention. Parmi les citations, il y en a une qui nous fait rire : « Le cancer, je ne l’ai pas et je ne l’aurai jamais. Je suis contre ! »
La porte s’ouvre, un manipulateur appelle mon épouse. Elle le reconnaît : c’est celui qui fredonne des airs pendant la mise en place sur la table de radiothérapie. Quelquefois, au début de la séance, sa collègue s’excuse :
« Il chante tout le temps… J’espère que ça ne vous dérange pas.
– Au contraire ! Surtout, laissez-le chanter… C’est bien. »

*

Le diététicien a bien insisté : « Il faut manger ce qui vous fait plaisir. Mais il doit y avoir un apport important de protéines. » Avec lui, on a étudié la composition de tous les plats mixés, additionnés de crème, de fromage fondu, enrichis d’un complément alimentaire en poudre. On a calculé les quantités de calories, de glucides et de protéines. Tout cela est résumé sur des fiches qui donnent des idées de menus adaptés. À la maison, on a regardé sur Internet, on a essayé les crèmes et les jus de fruits surprotéinés. Tout cela a fini par écœurer mon épouse qui regarde désormais son assiette avec hostilité. Elle redoute mon air désolé quand elle repousse ses couverts. Manger est une obligation d’autant plus pesante que la prise de nourriture est le seul indice de santé à partir duquel on peut se donner l’illusion de démentir la réalité. Tant qu’on se nourrit, on peut vivre…
Au marché, j’ai trouvé que les langoustines avaient un air engageant. Elles étaient fraîches, pêchées du matin, et frétillaient encore dans le bac du poissonnier. J’en ai cuisiné une poignée. Ça a marché. Mon épouse a été étonnée de les manger avec presque de l’appétit ! Alors, on a entamé une cure de fruits de mer…

*

À chaque fois que je vais à la pharmacie, j’en ressors avec des sacs remplis de boîtes d’ampoules, de patchs, de comprimés, de flacons, de tubes, etc. Chaque matin, c’est une douzaine de médicaments qu’il faut aligner sur la table, à côté du petit- déjeuner.
Les pharmaciens me connaissent, ils me demandent des nouvelles. Tant que mon épouse peut se déplacer, elle vient elle-même. Elle aime bien s’attarder auprès des préparatrices pour parler des effets de telle ou telle médication, pour tester une pommade, se laisser guider vers les rayons des produits dermatologiques.
Et pour montrer qu’elle fait face…
Dehors, il fait beau, l’été est là, les touristes sont arrivés. Le personnel de la pharmacie est un peu aux petits soins de mon épouse, l’encourage, l’entoure malgré la file des clients qui attendent, malgré les regards… On fouille des tiroirs de réserve, on ouvre des bocaux de crème pour la peau. Voilà : c’est celle-là qu’il faut… La pharmacienne tient à nous donner, en plus, des échantillons de jus de fruits spécialement étudiés pour les patients nauséeux.
Aujourd’hui, je reviens seul… Mon épouse est trop fatiguée. Je rapporte les échantillons de compléments alimentaires : rien à faire, ça ne passe pas. La pharmacienne est désolée.

*

Le docteur C., oncologue médical, est concentré sur son écran d’ordinateur. Les analyses de sang sont plutôt bonnes : globules et plaquettes n’ont pas diminué de façon incompatible avec la poursuite du traitement. Les autres paramètres n’indiquent pas de dénutrition notable ni aucune anomalie alarmante. Nous lui parlons du manque d’appétit, des nausées, de la fatigue. Tout cela est normal. Il s’enquiert du moral : « On tient le coup. » Il avertit que la fatigue va s’accentuer encore et esquisse un sourire : « Tout cela se passe au mieux… Vous supportez bien le traitement. Allez marcher dans la forêt d’Escoublac, ça vous fera du bien et vous serez à l’abri du soleil. » Il va s’occuper, dès à présent, de la date du scanner de contrôle. C’est là qu’on pourra voir où on en est et envisager la suite. « Selon les résultats, il y aura beaucoup de solutions possibles pour l’avenir… »
On comprend que nous devons nous concentrer sur le présent tandis que lui se projette vers des échéances dont nous ne connaissons rien. Son regard se perd un instant dans le lointain. Enfin, il consulte la grande fiche verte cartonnée sur laquelle sont reportées toutes les données, chimio après chimio. Il y inscrit la formule du traitement du jour. Son sourire plisse ses
yeux au moment où il se lève pour prendre congé. « Vous n’avez pas de question ? »
Nous sortons de son bureau et nous nous dirigeons vers le secrétariat de l’hôpital de jour où la cure de chimio va être administrée en attendant la radiothérapie qui doit intervenir quelques heures plus tard, dans un délai impératif.

*

Pour la première perfusion de chimiothérapie, la secrétaire, à l’accueil de l’hôpital de jour, nous a indiqué une chambre du secteur 2, après le coude du couloir sur les murs duquel une artiste est en train de peindre des paysages marins, des arbres fleuris. On se présente au local des infirmiers. Remise du classeur. Accueil enjoué : « Tout va bien se passer. » La chambre est meublée d’un fauteuil de soins, d’une table, d’une chaise et d’un écran télé. Ouvrir le store. La fenêtre donne sur le parking de radiothérapie, en contrebas. Sur les vitres : des stickers de déco- ration font écho aux fresques qui ornent les couloirs.
Au bout d’un long moment, une infirmière entre en prenant son temps, derrière un chariot chargé d’un impressionnant maté- riel de soin. C’est une jeune femme aux cheveux châtain et au sourire paisible. Elle se présente. Pour répondre à l’appréhension de mon épouse, elle parle d’une voix presque maternelle, avec ce qu’il faut de fermeté et de douceur. Elle ne se presse pas, tout en expliquant ce qu’elle va faire. Masque et charlotte pour soignant et soignée, gants, champ stérile, Bétadine, sérum physiologique, seringues… Protocole complexe qu’elle effectue avec méthode. Enfin, vient le moment d’enfoncer la courte aiguille droit dans la chambre implantable qui fait une saillie sous la peau. Malgré le patch analgésique qui a insensibilisé la zone, mon épouse se crispe. Tout son corps est concentré sur ce point où va être introduite la pointe acérée. Elle ne peut pas… Me demande d’approcher. J’enfile un masque et lui tiens la main. Une grande respiration. C’est fait. Vérifications, réglages, panse- ment pour arrimer l’appareillage. La perfusion est lancée. On voit avec regret l’infirmière s’éloigner. Reste à laisser les produits perfuser.

*

À l’accueil de l’hôpital de jour, la secrétaire de service salue mon épouse par une exclamation. C’est une ancienne élève. Le collège est tout près d’ici. Une infirmière ou une aide-soignante du service a d’ailleurs également eu mon épouse comme professeure. Aucun empressement ostentatoire de sa part… De la gravité, une attention discrètement affectueuse. Les rôles sont inversés : c’est elle qui nous guide dans le couloir jusqu’à la porte de la chambre.
On a pris l’habitude de s’installer. Accrocher le manteau dans le placard dont on sort un plaid molletonné. Régler le dossier et le relève-jambes électrique du fauteuil de soins dans lequel j’aide mon épouse à s’allonger. Je pose à proximité le sac isotherme qui contient quelques yaourts à boire et une bouteille de coca. La table fait face à la fenêtre, tout près du fauteuil de soins. J’y dispose mon ordinateur portable, un livre, une revue de mots fléchés. Nous sommes là pour quelques heures… En attendant les poches de perfusion préparées par la pharmacie de la cité sanitaire, mon épouse s’endort, sa main posée sur la mienne…
Au pied de ma chaise, le sac bleu nous accompagne à chaque séance. Il contient le classeur remis lors de la consultation d’annonce ainsi que deux dossiers renfermant les résultats d’ana- lyse et quelques prescriptions importantes. Il y a aussi le livre de Pierre Desproges et un cahier où l’on inscrit, jour après jour, la liste de tous les médicaments pris, et en particulier l’heure et la dose des antidouleur. Il y a enfin un gros agenda où sont reportés tous les rendez-vous.
On y lira, dans quelques mois, à la date du jeudi 3 janvier : « 9h scanner ». Et, en dessous, ajouté un peu plus tard en grandes lettres rouges : « ET M… »

*

Nous n’avons pas eu besoin des services de l’assistante sociale attachée à la clinique. Une autre, employée par l’Éducation nationale, a été chargée de gérer le dossier au moment où, en rémission, mon épouse a fait une demande pour reprendre son travail sous le régime du mi-temps thérapeutique. C’était visiblement une demande incongrue, voire déplacée… Comment une personne atteinte d’un cancer pouvait oser déranger l’administration pour user d’un droit qui, en l’occurrence, ne pouvait être que déraisonnable ? Nous imaginions-nous tous les tracas que mon épouse allait occasionner à l’administration contrainte de trouver le mi-temps complémentaire alors qu’elle pouvait rechuter à tout moment ? D’ailleurs, il fallait consulter la médecin-conseil du rectorat… Cette dernière nous a reçus dans son bureau encombré de paperasse. Elle a confirmé sans ambages : « Bien sûr, vous êtes en rémission… Mais avec le cancer que vous avez, vous n’avez pas plus de deux ans à vivre… » Elle n’a pas rajouté « Désolée… »

espace

II. La vie jusqu’au bout
À l’étage de l’hospitalisation complète

Au petit matin, mon épouse semble dormir paisiblement. Trop paisiblement. En réalité, un léger râle m’alerte à la fin de chaque expiration.
Je sais ce que cela signifie. C’est déjà arrivé au même stade d’une chimio précédente : je n’avais pas réussi à la sortir de son sommeil. Au téléphone, l’infirmière coordinatrice avait été nette et précise : « Il faut appeler le 15. » Cette fois, je ne perds pas une seconde. L’ambulance arrive sans tarder avec un médecin. C’est un samedi, les gens affluent aux urgences sans discontinuer : des grippés, des blessés, des enfants, des anciens… On prend mon épouse en charge immédiatement. Naloxone. Elle se réveille un peu. Cela ressemble à une surdose de morphine…
Du côté de l’entrée du service, le hall d’accueil se remplit. Bientôt, les brancards, côte à côte, en occupent tout l’espace disponible. Infirmiers et aides-soignants se démènent comme si chaque malade était seul au monde. Puis on demande aux familles et aux proches de se replier dans un bungalow installé sur le parking. La salle d’attente des visiteurs est en effet réquisitionnée pour y placer les patients qui, après les premiers soins, attendent la suite des événements.
C’est là que mon épouse est ramenée sur un lit-brancard que l’on case entre un distributeur d’eau fraîche et je ne sais quel matériel de réserve, derrière un paravent sommairement déployé. Rapidement, les premiers signes d’une nouvelle perte de conscience se manifestent. Le médecin est alerté, un nouveau protocole est aussitôt déclenché. Transfert au service de soins continus.
Au bout de plusieurs jours de soins intensifs, c’est l’admission au troisième étage du service d’oncologie, en hospitalisation complète.

*

L’infirmière est entrée pour faire une série de prises de sang. Il lui suffit de brancher sa seringue sur le dispositif implantable mais il y a un nombre impressionnant de tubes à remplir. Elle préfère que je quitte la chambre : elle se méfie des réactions des proches à la vue du sang. Je ne crains rien de ce côté-là mais je comprends qu’elle a besoin de faire son travail hors de ma présence. Je sors et me retrouve dans un long couloir éclairé par un mur de baies vitrées dont l’appui intérieur forme une sorte de banc. Je peux m’asseoir là en attendant. La forme du bâtiment a permis de donner à ce lieu de passage des allures de coursive incurvée et lumineuse. La courbe qu’il épouse nous épargne la perspective désolante des enfilades rectilignes dont le point de fuite semble irrémédiablement condamné à se perdre dans des lointains indéchiffrables.
Là se croisent des visiteurs isolés, d’autres en grappes silencieuses, des soignants en blanc qui poussent leur chariot médical surchargé de matériel et d’écrans d’ordinateur, les agents de service qui roulent la cantine du repas ou des chariots de linge. Ce n’est pas un mouvement continu, plutôt des allers et retours, des piétinements, des conversations feutrées devant des portes qui s’ouvrent sur d’autres patients, d’autres familles, et qui se referment. C’est une animation à la fois paisible et inquiète.
Je vais plutôt aller dans le salon des visiteurs. Il y a là des fauteuils, du silence, des livres et des journaux. Et de quoi se faire un thé…

*

Avant l’hospitalisation, un de nos jeux favoris était de nous attaquer, côte à côte, à la même grille de mots fléchés géants. Il s’agissait pour chacun de remplir le maximum de cases avant l’autre. De temps en temps, on essaie de continuer, dans la chambre d’hôpital, à pratiquer cette petite joute intellectuelle et complice. Mais la fatigue arrive vite. Il y a des difficultés inhabituelles, des absences soudaines qui interrompent la partie. Notre fils, qui a pu profiter d’un congé, a été témoin d’une brève perte de conscience. L’infirmière a alerté le médecin de l’étage. De toute façon, un IRM cérébral était programmé. Juste une précaution pour vérifier que les malaises sont imputables à une probable épilepsie puisque le cancer ORL est réputé ne pas franchir la barrière hémato-encéphalique…
C’est l’oncologue qui est venu annoncer le résultat. Contre toute attente, il y a des métastases cérébrales. Mon épouse se tasse un peu dans son fauteuil. Le docteur reste debout, parle plus vite que d’habitude, sur un ton qui trahit une sorte de trouble. Il s’assoit sur le bord du lit comme s’il devait admettre que la maladie a déjoué sa stratégie. Et le voilà, atteint, aux côtés de mon épouse avec qui il s’est battu jusqu’à croire à une rémission lorsque le premier traitement avait donné des résultats.
Je suis assommé… Mais, dans le malheur qui nous rattrape à cet instant, l’émotion de l’oncologue a quelque chose qui me réconforte.

*

La radiothérapeute s’est voulue rassurante. Une série de séances de rayons vont « assécher » les métastases cérébrales. Un médicament spécifique va éliminer les manifestations épileptiques. L’état général s’étant amélioré, une sortie d’hospitalisation a été décidée.
Nous voici donc à nouveau à la maison avec plusieurs lignes supplémentaires sur l’ordonnance destinée au pharmacien, et des rendez-vous pour une nouvelle cure de radiothérapie. Dans le bac à douche, sur les oreillers, les cheveux tombent, d’abord épars puis par poignées.
La prothésiste capillaire comprend immédiatement la situation. Dans son « institut » tapissé de prothèses et de gravures engageantes, elle présente avec modestie ses plus beaux modèles de perruques. Elle n’insiste pas. Puisque mon épouse ne veut pas de cheveux artificiels, on se dirige vers les turbans. Essais. Sous le foulard, quelques mèches pendent tristement. Le tissu aux plis étudiés les cache avec style.
Dans la petite vidéo que nous avons envoyée à sa sœur pour nous joindre à distance à sa fête d’anniversaire, mon épouse a coiffé le modèle auquel un ruban coloré ajoute une note de coquetterie. Cela l’autorise à sourire avec presque de l’insouciance.

*

À la maison, mon épouse tombe de plus en plus souvent. Urgences encore, cuir chevelu fendu, points de suture. Retour chez nous. Mais elle ne s’alimente pratiquement plus, plonge dans des sommeils trop lourds, subit d’épouvantables décharges paroxystiques qu’on n’arrive plus à prévenir. Au téléphone, l’infirmière coordinatrice ne laisse pas le choix : il faut réhospitaliser.
Même étage, même couloir, presque même chambre. Elle reconnaît l’aide-soignante. Signe de la main, au passage : « Salut, me revoilà ! » Une poche de nourriture parentérale est installée, une pompe à morphine, un masque à oxygène… On guette la douleur. Les soignants s’enquièrent : « Combien, sur une échelle de 1 à 10 ? » Difficile à dire… Au-dessus de 6, on rajoute un peu de calmant dans une perfusion.
Au bout de quelques jours, ça va beaucoup mieux. Presque bien. La médecin de l’étage qui s’attendait au pire est étonnée. Les enfants peuvent venir… et les petits enfants. Agathe, qui n’a pas deux ans, gribouille des feuilles au pied du lit. On parle d’un possible transfert en soins de suite. En attendant, mon épouse a droit à autant de glaces qu’elle veut, et moi, à mon petit café…

*

En l’absence du docteur référent, c’est une autre oncologue qui est venue pour la consultation d’avant-chimio. Un ultime traitement serait encore possible. Elle hésite, nous donne rendez-vous au service de l’hôpital de jour. À l’heure dite, transfert du lit jusqu’au rez-de-chaussée. L’oncologue nous rejoint. Elle a besoin d’un temps d’observation. Elle reste debout, concentrée et silencieuse. Regarde. Écoute. Sans bouger. Finale- ment, non, ce n’est pas raisonnable. On ne fera pas la chimio. Nous remontons au troisième étage.
Le lendemain, en sortant de la chambre où mon fils m’a relayé, j’aperçois dans le couloir, tout près, notre oncologue référent en conversation avec la médecin de l’étage. Il me voit. Il est grave. Je descends à la cafétéria avaler un sandwich. Pendant ce temps, c’est mon fils qui reçoit la nouvelle en même temps que mon épouse : il n’y a plus de traitement possible. Au retour, mon fils m’envoie dans le bureau de l’oncologue. J’ai compris, je m’assieds près du lit. Il me propose de m’accompagner. Non, je vais y aller… L’oncologue m’attend entre deux consultations. J’avais beau être conscient de la situation, les mots sonnent alors comme un verdict. Je sens mes défenses céder comme un barrage de sable près d’être balayé. J’essaie de contenir… Je rejoins mon épouse. Elle me regarde : « Ça a dû être dur… » Je n’en dis rien. Elle non plus… Un peu plus tard, dans le couloir, je croise la psychologue, l’arrête, je bredouille. Elle m’écoute et m’entraîne dans le salon des familles.

*

Un matin, j’arrive dans une chambre en désordre. Le lit est défait, la table roulante est jonchée de serviettes. On m’explique que mon épouse a vomi. La nuit a été mauvaise. La médecin de l’étage est pessimiste. Dans la journée, mon épouse tombe dans une sorte de semi-coma. Le soir vient sans amélioration. Je décide de demander un lit de camp pour rester. Je me penche vers elle : « Je vais dormir ici, à côté de toi. » Elle entrouvre les yeux et me souffle distinctement, avant de replonger : « Je sais que tu es là… »
La nuit, la veilleuse fait une lueur diffuse juste au-dessus de mon lit de camp. C’est assez pour distinguer les ferrures du lit médicalisé auquel sont accrochées les perfusions, de l’autre côté, avec la pompe à morphine, la table roulante. Au-dessus, l’embout de la prise d’oxygène. Je guette les variations rauques de la respiration de mon épouse. Elle dort. J’essaie de m’en- dormir aussi. Au milieu de la nuit, c’est le silence qui m’alerte, sa respiration a changé de ton, elle bouge doucement dans son lit : elle est réveillée. Je me redresse et me penche au-dessus d’elle, pose ma main sur son épaule : « Est-ce que tu as mal ? » Oui. Elle cherche sa sonnette, on la trouve. Dans l’embrasure de la porte, les silhouettes de l’infirmière et d’un aide-soignant se détachent sur la lumière du couloir qui entre tout à coup. Ils s’enquièrent à voix basse, s’affairent. Augmentation du débit de la pompe à morphine, ajout d’un antalgique dans la perfusion. Ils reviendront à chaque appel. Assis sur mon lit de camp, j’assiste, impuissant, à leur ballet. Est-ce que j’ai besoin de quelque chose ? Non, merci, ça va aller… Finalement, je tiens la main de mon épouse qui se rendort d’un sommeil lourd, comme on tombe dans un gouffre sans fond.

*

On n’attend plus rien. Seulement être présent. Maîtriser la douleur. Donner de l’eau, des laitages frais, parler doucement, préserver le repos, et accueillir les amis, la famille. À chaque fois qu’une visite est annoncée, mon épouse coiffe son turban bleu. Les proches entrent et son visage s’éclaire d’un magnifique sourire : « Vous voilà…  Quand ça va mieux, elle aime bien taquiner l’un ou l’autre, demander des nouvelles, serrer des mains dans les siennes, se moquer d’elle-même, donner des conseils. C’est sa vie. Dès qu’on se retrouve seuls, elle s’assoupit. Voir ceux qu’elle aime l’épuise, mais c’est par eux qu’elle existe… Au cours d’une hospitalisation précédente, alors que nous avions encore bon espoir, je n’avais pas prêté attention au patient de la chambre voisine. J’ai vu un jour la médecin de l’étage se diriger avec hâte vers sa porte. Elle a échangé un mot avec l’infirmière et est entrée, préoccupée, avec à la main ce qui ressemblait à un dossier de résultats médicaux. Le lendemain, la chambre était vide et nettoyée de fond en comble. C’est à peine si j’avais remarqué que personne n’était venu accompagner les derniers instants de ce patient silencieux.

*

Jours et nuits se sont succédé, alternant les regains de vitalité et les moments où toute force semble anéantie. Oxygène, perfusions, calmants. « À combien évaluez-vous la douleur ? » Elle ne sait plus. À chaque fois, l’infirmière augmente la dose de morphine. De nouvelles douleurs apparaissent. Des douleurs inconnues qui font comme une déchirure. Il faut sonner. L’aide-soignante ne tarde pas. Une agente de service trouve des raisons de faire un brin de ménage, une autre d’apporter un café. L’intensité de leur regard me touche autant que la discrétion de leur présence. On dirait qu’elles ont senti ce qui se joue de primordial. Qu’il faut être disponible. Ne pas nous laisser, mon fils et moi, seuls avec mon épouse qui sent la vie l’abandonner.
Aujourd’hui, le médecin de l’étage est venu annoncer qu’une place s’était libérée en soins palliatifs, à l’hôpital de Guérande.
On organise le transfert. Je rassemble les affaires dans la valise et les transporte jusqu’à ma voiture. Quand je remonte, l’ambulancier est déjà passé. La chambre est vide. Mon épouse a été emmenée en compagnie de mon fils. Il reste quelques objets à rassembler, le sac bleu… Je suis perdu. Je tourne en rond. À ce moment, l’agente de service entre. Je lui explique qu’on est en train d’emmener mon épouse. L’émotion me gagne. Elle est touchée, s’approche, me dit qu’elle est là si je veux lui parler. Voilà. C’est exactement ce qu’il fallait faire. J’ai bafouillé, j’ai repris mes esprits et j’ai pu m’en aller. Je regrette de ne pas l’avoir remerciée.

*

On le savait : on n’est jamais certain qu’une rémission se transforme en guérison. La maladie était là. Elle s’était endormie. Il fallait vivre avec, avec la menace qu’elle représentait encore, et avec la volonté indomptable de la dépasser. Il fallait en faire quelque chose. L’idée de devenir patiente-ressource s’était imposée comme une évidence. Mon épouse avait pris sa valise, sa tablette et ses blocs-notes et s’était rendue à Angers pour une première formation. Elle y était allée avec le même enthousiasme que lorsqu’elle partait retrouver ses élèves ou ses stagiaires. Quand elle était revenue, elle m’avait décrit comment l’expérience du cancer avait d’emblée fait sauter les barrières entre les participants, comment tous s’étaient retrouvés avec la même envie d’avancer, de bousculer les convenances, de transgresser les consignes trop formelles des formateurs. Comme s’il n’y avait rien de plus urgent que de vivre, de faire vivre et de se moquer de la vie.
Il n’y a pas eu de seconde formation. La sinistre prédiction de la médecin-conseil du rectorat s’est réalisée. Mon épouse n’a pas pu être patiente-ressource – du moins, pas de son vivant. Mais son combat a été magnifique. La ressource, c’est la vie que les soignants et tous les personnels de la clinique ont défendue sans relâche… la vie qu’elle a vécue intensément jusqu’au bout.

Parole de Pierre, accompagnant de son épouse malade du cancer,
extraite du livre de Pierre Madiot :
L’urgence c’est de vivre,
publié par les Éditions de l’atelier

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.