« Je revendique le fait d’avoir eu un cancer »
Christine, patiente ressource
Dernièrement, j’ai vu une dame qui ne pensait qu’à une seule chose : « Je vais mourir. », « Tous les gens qui ont le cancer meurent », disait-elle. L’infirmière lui a proposé de me rencontrer. Je me suis présentée :
« Bonjour, je m’appelle Christine. Je suis patiente-ressource, c’est-à-dire que j’ai eu un cancer et que j’ai accepté de partager mon expérience. Mais vous pouvez me mettre à la porte…
– Vous avez eu un cancer et vous êtes vivante ?
– Eh bien oui, je suis vivante ! Il faut croire les médecins quand ils vous disent que vous irez mieux dans six mois. Il faut leur faire confiance parce que ça donne de la force. Même si, malheureusement, tout le monde ne guérit pas. »
Pour ce qui me concerne, j’ai parfois douté de ma guérison mais je n’ai jamais pensé à la mort. Ce n’est que quelques années plus tard, quand ma fille m’a dit : « Tu as failli mourir » que j’ai réalisé qu’effectivement, cela aurait pu m’arriver. Sur le moment, je n’ai jamais pensé à ça.
Tous les quinze jours, le mercredi matin, je me présente au bureau des infirmières, à l’hôpital de jour de la clinique mutualiste de Saint-Nazaire. Là, je demande si des patients qui ont du mal à vivre leur parcours ont besoin de parler. Je suis à leur disposition, ce jour-là, entre 10 heures et 15 heures. Je ne suis pas soignante, je ne suis pas non plus psychologue ni assistante sociale ni diététicienne. En fait, je n’ai pas de statut défini. Je fais bien comprendre aux infirmières que je ne viens pas prendre leur place ni critiquer leur travail. Je m’appuie simplement sur mon vécu d’ancienne malade du cancer et sur une formation de 40 heures. Cela ne me donne pas d’autre expertise que celle de savoir écouter les patients à partir de mon expérience de la maladie et de répondre avec des mots simples à leurs questions, s’ils s’en posent. Je me souviens en effet qu’au début de mon traitement, je ne me sentais pas vraiment malade mais que, du jour au lendemain, j’avais basculé du « tout blanc » au « tout noir »… Il n’y avait eu aucune transition : je n’avais traversé aucune nuance de gris. Cela avait été assez violent. D’avoir vécu ça me met sur un pied d’égalité avec les malades. Nous aurons un ressenti commun sur le plan physique aussi bien que sur le plan moral. J’ai éprouvé le fait que, s’il y a des quantités de choses qu’on peut dire à notre conjoint, à nos enfants, il y en a d’autres qu’on leur taira. Le jour où, malade, vous avez des idées sombres, vous les gardez pour vous parce qu’en parler à votre entourage n’aidera ni vos proches ni vous-même. Le patient-ressource, au contraire, peut les entendre. Il est passé par là et, s’il s’est posé les mêmes questions, il n’a pas forcément apporté les mêmes réponses.
Quand, au début du traitement, un patient me demande ce qu’il va avoir comme effet secondaire, je lui dis : « La question n’est pas de savoir ce que vous allez avoir. Ce n’est pas parce qu’il existe des risques d’effets secondaires que vous en aurez. On est tous différents. » S’il insiste pour connaître les effets secondaires que j’ai moi-même subis, j’en donne quelques-uns mais je ne parle pas de ceux qui m’ont vraiment bloquée, qui m’ont mise un mois au lit. Je lui dis que j’ai perdu le goût, les cheveux, que oui, certains matins, c’était plus dur de se lever que d’autres. Il faut le préparer tout doucement à accepter l’idée que des souffrances peuvent survenir mais qu’il n’y a pas de raison de s’y résigner à l’avance : « Quand vous allez rentrer chez vous, vous allez être fatigué, vous aurez du mal à vous mouvoir. Sortez quand même. Repérez un itinéraire où il y a des bancs. Si vous ne pouvez plus marcher, vous vous assiérez : votre mari ou votre femme viendra vous chercher en voiture. Ou bien marchez le long d’une ligne de transport urbain, allez jusqu’à une station et revenez en bus… » Il faut l’amener à accepter la défaillance physique pour le rendre capable de la surmonter en se fixant des petits objectifs qui font plaisir. C’est parce qu’on est tous différents les uns des autres que je dis aussi aux patients : « N’allez pas sur Internet. N’écoutez pas untel qui a tel ou tel ami qui… » Le pire, c’est tous les gens qui vous annoncent : « Tu vas voir, ça va se passer comme ci, comme ça. Je connais untel ou unetelle qui a eu un cancer comme le tien. » Il ne faut surtout pas écouter tous ces gens-là parce que, nous qui avons vécu le cancer, nous sommes les premiers à savoir que rien n’est établi. Prendre soin de soi en dépit de tout, c’est aller bien mentalement. C’est viser la guérison.
Parfois, il faut protéger le patient de son propre entourage. Un jour, l’infirmière me dit : « Allez donc voir Monsieur Untel, je crois qu’il en a besoin. » Sa femme était présente quand je suis arrivée dans la chambre. Je me suis présentée et ai demandé au monsieur s’il désirait qu’on s’entretienne. « Non, non, tout va bien, je suis très bien entouré. » Mais ce qu’il disait était en contradiction avec ce que je voyais dans son regard. Il fallait que j’arrive à trouver ce qu’il voulait me dire. Quand le plateau-repas est arrivé, il n’a pas eu le temps de faire un geste. Sa femme s’est précipitée pour lui couper sa viande et lui approcher ses couverts. J’ai compris à son expression qu’il supportait mal cette dépendance. Il m’a fallu déployer des trésors de diplomatie pour faire comprendre à sa femme, en évoquant mon propre vécu, qu’il y avait un problème :
« Oh là là, si vous saviez… Je ne pouvais pas faire un pas, j’avais toujours du monde avec moi ! »
Et lui de renchérir :
« Ah oui, on s’occupe bien de nous, on nous cocoone.
– Oui, il faut cocooner mais il ne faut pas envahir, il ne faut pas étouffer… »
La femme m’a regardée et j’ai rajouté :
« Je suis sûre que quelquefois il va bien et que vous ne voulez pas le croire.
– Mais il ne peut pas aller bien…
– Mais si, il peut être bien. Je suis persuadée qu’il y a des moments où il voudrait se débrouiller tout seul et qu’il n’ose pas vous le dire. »
J’ai revu ce patient quinze jours plus tard, toujours avec sa femme. Le plateau-repas est arrivé, elle ne s’est pas déplacée. Petit à petit, elle a compris que son mari avait besoin d’avoir un minimum d’indépendance, et qu’elle-même n’était pas qu’une garde-malade. Il fallait que, de son côté, elle continue aussi ses activités.
Cette femme avait sans doute accepté la maladie. Mais elle avait eu, tout à coup, le besoin immense de se dévouer corps et âme à son mari atteint du cancer. Une de mes sœurs avait été comme ça avec moi : « Je vais venir faire ton ménage, je vais venir faire ci, je vais venir faire ça… » Je lui ai dit : « Stop ! Ce que je faisais avant, je suis encore capable de le faire. Si je n’en suis pas capable, j’ai mon mari, j’ai mes enfants, j’ai les copines. Tu ne vas pas venir t’installer chez moi. » Et j’ai expliqué à cette dame : « Le peu d’autonomie qu’on a, quand on a le cancer, il faut le défendre. On est sur des rails, embarqués dans le traitement qu’on ne maîtrise pas du tout. S’il y a quelque chose qu’on peut maîtriser, il faut surtout nous le laisser. Sinon, on n’est plus rien. » Ce minimum d’autonomie est d’autant plus nécessaire que le malade se sent coupable de mettre la vie de tout le monde en suspens pendant les longs mois, parfois les années, que dure son traitement. Et cette culpabilité peut vite tourner à la dépression et contrecarrer le combat contre la maladie. Parce que c’est un combat qu’on mène à la fois pour nous et pour notre entourage. Il faut donc qu’on arrive à trouver notre place, à dire : « Tu me couves trop ! Je veux me battre avec mes propres moyens. »
Les patients que je vois sont, la plupart du temps, en phase curative. Mon but est de les aider à affronter la maladie de manière positive. Il m’est arrivé aussi de rencontrer des situations dramatiques qui m’ont beaucoup chamboulée. C’est ainsi que l’infirmière, constatant que j’étais à l’aise avec les patients, m’a envoyée un jour voir une dame. Mais elle n’avait pas eu le temps de m’avertir que cette patiente se trouvait en fin de vie. Je n’étais pas préparée à ça. Je suis entrée dans la chambre. C’était peu de temps avant Noël.
« Bonjour, ça va ? »
Je voyais la dame occupée à écrire des cartes. Je hasardai :
« Ah, vous faites vos cartes de vœux ?
– Non, je suis en train de mettre sur papier tout ce à quoi je pense pour quand je ne serai plus là. Dans quinze jours, je ne sais pas si je serai encore là… »
Je suis restée deux heures avec elle. Elle m’a expliqué qu’elle écrivait toutes ses pensées pour que ses enfants et son mari sachent qu’elle allait bien, qu’elle partait dans de très bonnes conditions. J’ai pris une leçon de vie parce que je me sentais envahie par un sentiment de compassion alors que ce n’était pas ce qu’elle voulait. Elle désirait échanger, parler à quelqu’un librement. Ça a été deux très belles heures. J’ai vu là à quel point il ne faut pas plaindre mais accompagner pour que les derniers moments soient vécus avec plénitude.
« C’est super beau ce que vous faites. Dites-le à votre famille, dites-le à vos enfants.
– Je ne sais pas comment faire…
– Ne serait-ce que faire une vidéo qu’ils pourront garder.
– Oui, j’ai pensé à ça.
– Ils verront tout ce que vous avez fait pour maintenir le lien qui vous relie à eux et comment vous vous sentiez bien quand vous leur écriviez. »
Tous ces petits papiers… Je m’en souviens. Elle voulait que sa fille fasse telle chose dans trois mois avec ses petits-enfants. Elle avait mis une enveloppe de côté pour qu’elle les emmène au zoo. C’était super important. J’en ai encore de l’émotion. J’avais trouvé ça magnifique. Elle était hyper sereine.
Je revendique le fait d’avoir eu un cancer. Ce n’est pas tabou, ça ne me gêne absolument pas qu’on en parle. Je sais que, quelquefois, au gré des conversations, ça sort comme ça. C’est arrivé quand on était en vacances l’année dernière. Une personne est venue à côté de moi, elle venait d’apprendre que sa fille avait passé une mammographie qui avait révélé un cancer. Elle était bouleversée. On était une douzaine autour de l’apéritif. Je lui ai dit : « Tu sais, on s’en sort. Regarde-moi : tu vois, je suis là. J’ai eu ça. » On a parlé. Je me suis mise à lui raconter mon expérience. À un moment, mon mari m’a donné un coup de coude : il ne restait plus que deux personnes avec nous. Tous les autres étaient partis. Comme si le simple fait de prononcer le mot « cancer » entraînait je ne sais quelle malédiction. « Qu’est-ce que tu as fait pour attraper ça ? Tu as mal mangé ? Tu n’as pas fait de sport ? » Il y a toujours un besoin de chercher une raison. Si vous ne vous justifiez pas, on vous rend responsable de ce qui vous arrive. Les infirmières m’envoient souvent voir des gens qui veulent savoir pourquoi. Mais je leur dis : « Vous perdez votre énergie en cherchant ça. Toute l’énergie que vous mettez à chercher, vous ne la consacrez pas à vous battre et à vivre jusqu’au bout. » Lorsque les infirmières ou l’entourage disent ce genre de choses, les patients ont du mal à l’entendre. Si ça vient d’un patient-ressource qui a vécu le même parcours qu’eux, ils l’accueillent plus facilement. Et ils accepteront peut-être mieux la chimio, la radiothérapie qui fait peur, l’opération mutilante. Ils commenceront à faire face pour oser exprimer leurs doutes et – pourquoi pas ? – leurs espoirs.
Parole de Christine, patiente-ressource,
extraite du livre de Pierre Madiot : L’urgence c’est de vivre,
publié par les Éditions de l’atelier