« Ce jour-là, je n’ai pas fait de sel… »
Perrine, paludière
Quand j’ai débarqué ici, il y a quinze ans, je ne savais pas à quoi ressemblait un marais salant. Je venais de Savoie où je m’étais liée d’amitié avec des copains d’Assérac qui faisaient du ski en hiver : « Pourquoi tu ne ferais pas les saisons par chez nous, en été ? » C’est comme ça que je suis arrivée ici. Les copains avaient des connaissances parmi les paludiers. « Tu peux faire le sel… » J’ai contacté plusieurs personnes. Finalement, Aude m’a appelée et m’a proposé de travailler sur sa saline parce que, la saison ayant commencé plus tôt que les autres années, elle avait besoin de quelqu’un pour ramasser la fleur de sel 1. Donc, en 2010, j’ai commencé à travailler pour Aude.
Au bout de la cinquième saison, en 2014, j’ai pris la décision de m’installer dans le coin à l’année et de découvrir ce qu’était le vrai métier de paludier. L’été, c’est la récolte, on est pieds-nus sur les ponts 2, c’est beau. L’hiver ce n’est pas la même chose. On est tout seul avec ses bottes et son bonnet dans le froid, la pluie. Pour être paludier, il faut aimer travailler seul face aux éléments. J’ai donc passé un hiver à découvrir ce qu’était ce métier hors de l’été. Ça m’a plu. Faire un boulot physique en extérieur, être maîtresse de mes décisions… Ça collait avec mon caractère. J’ai donc fait une demande de formation 3.
La formation n’est pas obligatoire pour exercer le métier de paludier mais elle ouvre le droit à des aides (la DJA 4). Elle implique les stagiaires dans un territoire dans la mesure où elle les amène à côtoyer des professionnels qui ne sont pas forcément leurs voisins de saline. Cette formation m’a donné en outre l’occasion de rencontrer les différentes structures qui gravitent autour des marais salants : les associations environnementales de protection des oiseaux, de sensibilisation à la propreté de l’eau. D’un autre côté, une approche purement scientifique m’a permis d’étudier le climat et la morphologie de la région. J’ai trouvé particulièrement important d’aller faire des carottages en Brière. J’ai compris ce qu’était un marais salant du point de vue géographique et géologique. J’ai toujours trouvé fascinant de constater que le métier de paludier s’exerce dans des marais dont l’architecture, les circuits, les techniques et les outils sont les mêmes qu’il y a 2000 ans. Certes, les brouettes à roue pneumatique, la fibre de carbone a remplacé le bois de châtaignier pour les grands manches, les pompes hydrauliques et des moyens mécaniques allègent le travail et font gagner du temps. Mais, fondamentalement, les techniques de production et de nettoyage restent les mêmes.
J’exploite donc deux salines dans le bassin du Mès, au nord de Guérande. L’une près du manoir de Faugaret, à côté de la saline d’Aude, l’autre à Boulay, juste avant les pêcheries. C’est un mélange entre la campagne et les bras de mer qui se faufilent entre les champs.
La proximité est telle que je suis obligée de m’entendre avec les agriculteurs. C’est ainsi que je collabore avec eux pour entretenir le fossé de ceinture qui se trouve entre notre marche 5 et le champ. Mais le jour où ils ont moissonné alors que les vents portaient vers ma saline, j’ai jeté ma récolte de la journée. Ça a été un peu dur à digérer puisqu’une saison moyenne équivaut à 30 jours de prises de sel. Nous en avons discuté. Je leur ai demandé s’ils pouvaient au moins prévenir. Désormais, ils font attention. Nous devons également faire face ensemble à la montée du niveau de la mer. À chaque grande marée, nous surveillons les points faibles de la digue de ceinture. Mais quand nous rehaussons à un endroit, l’eau entre plus loin et envahit un bout de champ. Tout cela est discuté au niveau de « Cap Atlantique », la communauté de communes.
C’est aussi à ce niveau qu’est gérée la question du logement qui, pour les gens du coin, constitue un problème majeur dans une région touristique comme la nôtre. Pour ma part j’ai eu la grande chance d’être logée chez une amie paludière qui possède une maison du côté d’Herbignac, à vingt-cinq minutes de mes salines. J’ai donc un toit pas trop loin de mon lieu de travail mais assez éloigné pour générer de la tension quand il faut réagir vite aux changements de temps. L’été, par exemple, il y a des cas où je me dis : « Mince, il faut que j’y aille » parce que j’ai vu sur l’application météo qu’il risque de se mettre à pleuvoir. Or, il peut très bien pleuvoir à Herbignac et non à Assérac ou à Saint-Molf, où se trouvent mes salines. On ne sait pas ce qu’il se passe quand on est à vingt-cinq minutes de son lieu d’exploitation. De plus, en été, je dois me rendre plusieurs fois par jour sur chacune des deux salines pour régler la circulation de l’eau. Et c’est un réglage particulièrement fin puisque, pour produire du sel, il faut savoir entretenir une lame d’eau aussi mince que l’épaisseur d’un doigt.
Chez les paludiers, les unités de mesure sont très empiriques. Ils calculent en doigt, en main, en pied… Avec des nuances propres à chaque bassin. Tout paludier sait qu’il doit faire entrer plus d’eau à tel endroit quand les vents poussent le courant dans l’autre sens. Chaque saline est particulière. Il faut se l’approprier. Combien de fois un paludier va s’asseoir sur son talus, regarder le travail qu’il a fait, observer ses différents bassins, se dire : « Celui-là est plus creux ; celui-là, plus haut ». Les représentations habituelles montrent le paludier avec son « las »6 à la main, en train de ramasser son sel… En fait, une grande partie du travail consiste à observer. Quand c’est une grosse saison, tout s’accélère… l’eau augmente en salinité, je suis moins regardante sur la quantité d’eau à faire circuler. En revanche, en début de saison, ou quand la saison n’est pas très productive, il me faut être très précise. Il m’est arrivé d’avoir fait des réglages très fins et de voir tout à coup les vents contraires se lever. Le temps de revenir de l’autre saline, l’évaporation s’était accélérée. Quand je suis arrivée, mon terrain était à sec. Comme on dit dans le marais, j’avais « perdu la queue de l’eau ». Dans ce cas, il faut faire revenir l’eau vite et fort. Or, le principe, c’est que l’eau circule doucement pour qu’elle monte en salinité. Ce jour-là, je n’ai pas fait de sel. Je peux aussi me faire surprendre par les algues – le limu – qui bouchent les réglages. Le matin, je me dis : « Ça passe…, ça passe… » Et, à un moment, il y a trop de limu, l’eau ne passe plus, la récolte du jour est perdue.
J’ai appris tout ça grâce au maître de stage qui m’a accompagnée pendant ma formation. Puis, je me suis intégrée dans l’équipe du Mès, qui comprend dix-neuf professionnels. Cette équipe est destinée à réaliser les travaux de chaussage – la rénovation des fonds, effectuée tous les vingt ans. Ces travaux se déroulent en plusieurs étapes qui commencent à l’automne et qui continuent tout au long du printemps. Ce sont des gros chantiers collectifs. On va gratuitement sur la saline d’un paludier. L’année où ce sera chez nous, on offrira le casse-croûte à ceux qui viennent. C’est à la bonne franquette. Il peut arriver aussi que cette équipe prenne un peu le relais d’un paludier qui s’est blessé. On va récolter son sel, avancer son travail au moment où il s’est fait mal. Si c’est quelque chose qui dure, c’est à lui de trouver d’autres solutions. C’est un métier où on est encore dans l’entraide.
L’année dernière, à cause de l’été très sec puis de l’hiver hyper-pluvieux, j’ai eu des problèmes sur le « cui », l’endroit par où on vide l’eau des bassins. Une partie a été abîmée, si bien que la mer entrait dans ma saline et dans celle de mon voisin. Il a fallu consolider tout ça pour arrêter les dégâts et pouvoir passer la saison. Je partage ce « cui » avec mon voisin de saline, on utilise aussi la même vasière et les mêmes entrées et sorties d’eau jusqu’au seuil des derniers bassins de décantation. Il faut donc qu’on se mette d’accord sur les réglages. On apprend à se connaître. On accepte que l’un ne règle pas forcément la lame d’eau de la même manière que l’autre…
L’équipe du Mès comporte presque autant d’hommes que de femmes. Nous, les filles, savons bien que, physiquement, nous n’avons pas les mêmes capacités qu’un homme. On travaille d’une autre manière. On a souvent de plus petites exploitations. Personnellement, les trente-cinq œillets 7que j’exploite me permettent, avec un enfant en bas âge et malgré mon petit gabarit, de vivre de mon travail. Une grosse exploitation peut aller jusqu’à soixante œillets. Je préfère gérer mieux moins d’œillets que courir le risque d’être débordée en permanence. Dans l’équipe du Mès, je n’ai jamais ressenti de jugement sur le fait qu’on soit des femmes au marais. On se charrie forcément puisque, dans ce genre de chantiers qui sont très physiques, on rit beaucoup pour se donner du courage ; mais il n’y a pas de condescendance de la part des hommes à notre égard.
Ma meilleure saison c’était 2022 où j’ai fait 3,4 tonnes de sel par œillet alors que la prise moyenne habituelle par œillet est de 1,4 tonne. C’était trop… ! J’ai quand même réussi à gérer ça toute seule. On pouvait prendre du sel le matin et le soir, mais cela aurait été ingérable. On a souffert ! Je pense que personne n’a envie de revivre ça… J’ai dû vider complètement mes œillets au moins deux fois pour mettre de l’eau plus fraîche. La saumure était saturée. Dans ce cas, tu ne fais plus du chlorure de sodium mais du chlorure de magnésium… nos prises se réduisent… il y a une odeur d’œuf pourri… Quand on arrive au marais et qu’on sent cette odeur, ça veut dire que les marais sont en train de cuire. Le sel qu’on sort devient brillant. Il y a même des cristaux qui ressemblent à des flocons de neige complètement transparents.

Dans la bibliothèque d’Assérac, lecture du texte par Serge du texte de Perrine, elle est dans le public.
À l’inverse, il y a eu la saison passée où on n’a rien récolté. Pour moi comme pour beaucoup, c’était la première fois. Je découvrais ça. Pour ma part, je n’ai même pas livré mon gros sel. Je l’ai gardé pour moi. J’ai dû faire 300 kilos au lieu des 105 tonnes de 2022. Et j’ai livré 90 kilos de fleurs de sel au lieu de 3 tonnes… Une année comme celle-là n’est pas plus simple à gérer qu’une grosse année. On était constamment aux aguets. On était toujours à deux doigts de prendre et on ne prenait pas. Au mois d’août, il y a eu une belle fenêtre. On s’est dit : « Allez, ça va partir ». En fait, l’eau des circuits était tellement peu salée… Pour le moral c’était très dur. Quand le premier sel arrive, c’est la fête, c’est la récompense, le fruit de ton travail. Et en plus, c’est beau. Ça y est ! Tu enlèves les bottes, tu n’es plus dans la vase, tu es dans le sel… Et non, la saison passée, ce moment n’est jamais venu, ou très peu. Il faut espérer qu’on ne soit pas dans une vague de mauvaises saisons. Mais, dans notre métier de la mer, comme chez les agriculteurs, comme chez les gens de la montagne, on sait bien que c’est la nature qui décide.
1 : La fleur est une fine couche de sel qui se forme à la surface des cristallisoirs.
2 : Dans les marais salants, les « ponts » sont les petits talus d’argile qui séparent les bassins dans lesquels l’eau de mer se décante et se réchauffe avant d’arriver dans les « œillets » où le sel cristallise.
3 : Une formation de paludier, pilotée par la Chambre d’agriculture de La Turballe, est dispensée à l’l’école de formation par l’expérience en agriculture (Efea).
4 : DJA : Dotation Jeunes Agriculteurs
5 : Marche : talus d’accès à la saline.
6 : Las : outil utilisé pour la récolte du gros sel. Il est composé d’un manche en carbone de 5 mètres de long et d’une maille en bois qui vient frôler l’argile au fond de l’œillet pour décoller les cristaux de sel.
7 : L’œillet est le dernier bassin du circuit de cristallisation. Il a une surface d’environ 70m2.
Parole recueillie et mise en récit par Pierre
dans le cadre du projet Auteurs associés en Pays de la Loire (janvier 2025).