À Saint-Nazaire, un lycée qui ne ressemble pas à un lycée

Mickael, membre de l’équipe éducative du Lycée Expérimental

Le lycée dans lequel j’enseigne les sciences de la vie et de la terre ne ressemble pas à un lycée. C’est un « lycée expérimental » qui fonctionne depuis maintenant 40 ans. Je suis entré dans cet établissement il y a une douzaine d’années après avoir exercé pendant quatre ans mon métier d’enseignant au collège expérimental Anne Frank du Mans. Auparavant, j’avais fait beaucoup d’animations et de théâtre auprès des jeunes dans le cadre de l’éducation populaire. Là, j’avais appris à accorder des responsabilités et de l’autonomie aux jeunes. L’idée était de les inciter à faire émerger les thématiques de travail, de construire du savoir à partir du concret et d’approches sensitives. J’ai donc été coopté au Lycée Expérimental à la fois pour aborder le monde des sciences et animer les activités théâtrales.

L’ancien hôtel Transatlantique, devenu le lycée expérimental
de Saint-Nazaire.

Rien, au Lycée Expérimental n’évoque le lycée traditionnel, à commencer par les bâtiments. Quand on arrive par le Boulevard qui conduit au port tout proche, on tombe sur une des rares façades de la ville qui ont été épargnées par les bombardements de la Seconde Guerre mondiale. Il s’agit de l’ancien Hôtel Transatlantique qui, avec le Grand café situé à cent mètres d’ici, est un bâtiment typique du Saint-Nazaire du XIXe siècle. Ici se croisaient autrefois les voyageurs qui s’apprêtaient à effectuer la traversée vers les Amériques. C’était un lieu de passage. Depuis maintenant 30 ans, c’est le Lycée Expérimental. Passé le hall d’entrée, on parvient au pied du grand escalier central circulaire par lequel on accède aux trois paliers qui desservent chacun cinq ou six salles. La disposition des anciennes chambres indépendantes les unes des autres a permis de configurer une multiplicité d’espaces. À l’arrière de cette bâtisse, est accolé un autre corps de bâtiment qui comprend quelques salles supplémentaires et une sorte de hangar qui nous sert de salle polyvalente.

Dernièrement, on a dû déménager durant une année complète afin de permettre les travaux de remise aux normes pour l’accessibilité aux personnes en situation de handicap. Depuis que, début avril, nous avons réintégré les locaux remis aux normes, une commission d’aménagement s’est mise en place. Par rotation, une dizaine d’élèves se sont réunis chaque semaine avec quelques Membres de l’équipe éducative pour ré-imaginer l’espace du lycée. Chacun pouvait apporter des idées réalistes ou utopiques, proposer quel usage pourrait être fait de telle ou telle salle, repenser le cheminement à l’intérieur des bâtiments que les travaux ont un peu modifiés. De nombreuses pistes ont été émises, formulées sur papier, sur ordinateur. Tout cela a été budgété, accompagné de plans et a abouti à des propositions concrètes présentées au Conseil d’Établissement.

Dans ce lycée où, comme on le voit, les élèves sont invités à s’approprier les lieux, les cours ne sont pas vraiment des cours. J’anime la plupart du temps mes activités pédagogiques en compagnie d’un enseignant d’une autre discipline suivant les sujets que nous abordons. Cette approche pluridisciplinaire est le propre d’« ateliers » qui rassemblent un même groupe d’élèves, chaque matin, autour d’un même sujet pendant deux semaines. C’est ainsi qu’au mois de septembre, il y a quelques années, j’ai participé à un atelier d’intégration qui s’est expatrié dans les Pyrénées. Cet atelier avait été décidé en juin de l’année précédente par les enseignants et par les élèves au sein d’une réunion du Département « Nature ». L’idée était qu’à la rentrée, une vingtaine de nouveaux élèves effectuent une sorte de stage d’intégration autour d’activités qui combinaient l’approche du milieu, l’écologie, la géographie, l’écriture. Il s’agissait d’une démarche scolaire à travers l’étude de notions abstraites, de cartes etc. Mais aussi d’une approche sensible à travers la randonnée, la gestion de l’effort et l’observation sur le terrain. Le choix de partir pendant huit jours loin de Saint-Nazaire donnait par ailleurs l’occasion de se familiariser avec les tâches qui allaient être le lot quotidien des élèves et des enseignants pendant toute l’année scolaire. Elaborer un emploi du temps, composer les groupes de travail, investir l’espace, choisir ses activités pédagogiques, mais aussi assurer l’entretien, la cuisine, le budget. Et enfin capitaliser les acquis dans un document personnel et élaborer un mode de restitution – écriture, vidéo – pour l’ensemble du lycée.

Il y avait là, loin de nos bases nazairiennes, un condensé des démarches propres au Lycée Expérimental. L’idée était qu’entrer dans ce lycée c’est accepter de s’embarquer ensemble dans une aventure de formation multidimensionnelle à l’intérieur d’un établissement scolaire qui est bien plus qu’un lieu de passage temporaire et anonyme puisqu’il est, en quelque sorte, un lieu de vie non hiérarchisé même si rien ne permet de confondre élèves et enseignants. L’équipe éducative ne comporte pas de proviseur, ni de surveillants ni de CPE. Il n’y a pas d’agents d’entretiens ni d’employés de cuisine, ni d’ouvrier d’entretien. Il n’y a que des enseignants cooptés en raison de la nécessité d’adhérer à nos principes de fonctionnement.

Les élèves font fonctionner, par roulement,
le secrétariat, la cantine, la cafétéria,
aménager les lieux, les entretenir.
© F. Elsner / 20 minutes

Pour s’engager dans une démarche de formation, les élèves – qui sont souvent, mais pas uniquement, des élèves décrocheurs arrivant de tous les horizons du territoire national – disposent ainsi de trois entrées : des activités pédagogiques abordées de manière décloisonnée dans les ateliers du matin, et de manière plus académique dans les cours disciplinaires de l’après-midi ; une entrée « politique » : discuter des orientations du lycée et de son fonctionnement démocratique, explorer les envies de découvertes, les possibles sujets d’étude et leur rapport avec les contraintes du savoir, élaborer des propositions ; une entrée pragmatique : faire fonctionner, par roulement, le secrétariat, la cantine, la cafétéria, aménager les lieux, les entretenir. Le pari est qu’en impliquant les élèves à tous les niveaux du fonctionnement, ils se saisissent du pouvoir qu’ils peuvent assumer pour investir l’espace, oser des itinéraires d’apprentissage, expérimenter l’idée qu’apprendre, c’est habiter un sujet, au sein d’un collectif solidaire.

Au début, chez les élèves, c’est la joie qui prédomine. Ils sont pleins d’enthousiasme. Rapidement, cependant, ils sont confrontés à la dureté de la réalité. Il m’est arrivé de manger un repas de galettes-saucisses à trois heures de l’après-midi parce que le groupe chargé de la cuisine avait mal géré ses achats, la fabrication de la pâte à crêpes, l’échelonnement de la cuisson. En cas de défaillance, la sanction est le retour du collectif.
En cas de difficulté d’apprentissage scolaire, la sanction est la confrontation avec ses propres lacunes. Ça peut être très violent. La fuite et le déni sont faciles. La réponse de la communauté éducative est alors l’attention portée à l’autre, le respect des rythmes de chacun. Il est arrivé qu’un élève ne s’occupe que de la cafétéria pendant plusieurs semaines. Il négociait avec chaque groupe de gestion pour qu’on l’accepte à ce poste. Au lycée, tout est négociable. Il trouvait son compte dans les sourires des uns et des autres, dans son désir de faire plaisir. Mais il a fallu qu’il consente à en parler dans son groupe de suivi. Ce groupe, dénommé ECCO (écoute, construction, confrontation, ouverture), l’a aidé à rejoindre les activités pédagogiques et à progresser. Au final, le devenir des élèves du Lycée Expérimental est très contrasté. Nous ne « raccrochons » pas tous les décrocheurs mais beaucoup ont fait carrière dans le milieu artistique, d’autres sont devenus enseignants, proviseurs, médecins, chercheurs… d’autres, enfin, ont puisé leur force dans ce champ des possibles qu’autorise le fonctionnement du Lycée Expérimental…

26 mars 1982, Gaby Cohn-Bendit,
cofondateur du Lycée expérimental
photographié avec les premiers élèves.
© Hélène Cayeux / AFP

Le lycée lui-même est confronté régulièrement à sa propre histoire. Ses structures ont beau être les mêmes depuis 40 ans, les questionnements et les doutes le traversent, son existence est régulièrement plus ou moins menacée – y compris parfois de l’intérieur – et il a dû un peu batailler pour se trouver une place dans la ville. D’abord installée dans les locaux de l’ancienne cure d’Herbins, aux portes de la ville, l’équipe pionnière a officiellement accueilli ses élèves dans une colonie de vacances, au bord de la plage de Bonne-Anse, un ancien mouillage provisoire pour les navires en attente… Puis le lycée a déménagé dans une tour promise à la démolition avant d’intégrer l’ancien Hôtel Transatlantique à proximité du port. C’était, comme l’avait écrit un membre de l’équipe éducative, « la verrue baladeuse ». Il faut dire que ce « Lycée différent », avec sa bande d’élèves et de professeurs, réputés plus ou moins marginaux, était regardé avec méfiance autant par les édiles à qui le ministère avait imposé la création de ce lycée, que par les enseignants des établissements de la ville qui appréciaient diversement une innovation aussi radicale. À l’époque où le lycée a intégré les bâtiments actuels, le quartier était une zone où les gens ne venaient pas. Et voilà que la ville a décidé de se tourner à nouveau vers la Loire et vers le large. La promenade du front de mer, réaménagée, attire la foule du week-end. Même les ruines délabrées de l’ancienne gare, à quelques centaines de mètres, sont devenues un élément du nouveau Théâtre de la ville à côté de la Maison des associations fraîchement reconstruite et de nouvelles salles de cinémas. Les friches portuaires près desquelles nous avions trouvé refuge se sont métamorphosées en lieux culturels et conviviaux.

Je sens aujourd’hui le lycée intégré à ce tissu-là. Dans le cadre des multiples activités et projets du Lycée Expérimental, il est facile d’aller voir une expo au Grand Café, de rencontrer des artistes ou des techniciens, de nouer des partenariats, de participer à la programmation des films au cinéma Jacques Tati. Après des années de tâtonnements, le Lycée s’est ouvert sur la vie culturelle de la ville. Un symbole visible est le mot « RÊVÉ » en fer forgé qu’Ignasi Aballi, artiste brésilien en résidence à Saint-Nazaire, a choisi de fixer sur la façade du lycée comme il a apposé d’autres mots sur vingt-quatre autres bâtiments de la ville. Mais l’événement phare est la participation du Lycée Expérimental aux rencontres de la Maison des écrivains et des traducteurs (MEET). Depuis dix ans, au mois de novembre, ce sont les élèves du Lycée Expérimental qui font quasiment l’ouverture de ces rencontres intitulées Meeting et qui, sous l’égide de l’écrivain Patrick Deville, se déroulent dans la base sous-marine. Pendant les quinze jours qui précèdent, les élèves volontaires participent à un « atelier » pour travailler sur l’œuvre d’un ou deux auteurs venant de cultures étrangères à la nôtre. Puis ils animent, dans le « hangar » du lycée, une table ronde publique au cours de laquelle les écrivains sont invités à croiser leurs regards et leurs parcours d’écriture.

Plus ponctuellement, au gré des circonstances, les membres du lycée participent à des happenings ou à des événements en ville. Ou, tout simplement, ils entretiennent des relations avec les gens du quartier. C’est ainsi qu’un voisin qui fait de la percussion africaine est parfois venu animer des activités. D’autres passent discuter de temps en temps tandis que, dans le cadre d’ateliers sur le bonheur ou sur le vieillissement, des rencontres ont pu être organisées avec les résidents de la maison de retraite située de l’autre côté de la rue. Par ailleurs, beaucoup de liens informels se sont tissés avec les collectifs qui sont nés durant le mouvement des « Gilets jaunes » : rencontres, soirées, organisations de spectacles. C’est à cette occasion que je crois avoir personnellement croisé une frange du monde ouvrier qui, depuis les quartiers excentrés où ils résident : Kerlédé, la Bouletterie, la Chênaie, Prézégat, etc. se retrouvaient dans ces lieux issus d’une révolte populaire.

Il n’est pas exceptionnel, par ailleurs, que des élèves du lycée Aristide Briand viennent s’inscrire chez nous comme il apparaît normal que des élèves de chez nous décident d’aller au lycée Aristide Briand où nous allons de temps en temps présenter le fonctionnement du Lycée Expérimental, et en discuter. Depuis des décennies, au moindre mouvement lycéen, nos élèves courent s’associer à leurs collègues de la ville. Il arrive que les assemblées générales se tiennent dans notre « Hangar ». Les profs grévistes y sont alors conviés et entretiennent des relations avec les membres de l’équipe éducative par l’intermédiaire de l’intersyndicale. Notre préoccupation est de ne pas nous barricader dans notre utopie. Ainsi, Michèle et Maïté, les gérantes du bar voisin, qui, depuis 30 ans, ont appris à connaître le lycée et ses occupants, ont été conviés l’année dernière, en même temps que d’autres personnes plus ou moins proches du lycée, à prendre part à des discussions internes pour nous aider à nous décentrer par rapport à l’image nous nous faisons de notre propre établissement.

Les 11 et 12 novembre 2022, le lycée va fêter ses 40 ans. Nous souhaitons, pour l’occasion, organiser un événement ouvert sur la ville. On a sollicité des associations et des collectifs de Saint-Nazaire qui fonctionnent, chacun à leur manière, un peu d’une manière autogérée. Il y a les Maisons d’Hébergement Solidaire qui viennent en aide aux gens de la rue et aux familles sans papiers. Il y aura aussi le P9, lieu de résidence d’artistes. Mais nous essaierons aussi de faire venir quelques anciens salariés de Fralib, devenu SCOP Ti, la SCOP qui produit du thé à Gemenos. Nous comptons également sur l’école Vitruve de Paris, fondée sur l’autogestion, ainsi que sur d’autres entreprises et associations. On va échanger sur la question de savoir jusqu’où ce mode de fonctionnement est pertinent et dans quelle mesure ses principes foncièrement démocratiques l’inscrivent dans la vie de la cité.

Parole d’août 2022, mise en texte par Pierre.
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🔗 Article paru initialement sur le site le site de la Compagnie Pourquoi se lever tôt le matin !

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