Voyage au cœur d’un navire en construction

Emmanuel, responsable sécurité à bord aux Chantiers de l’Atlantique

Le pont supérieur d’un paquebot en finition
Photo fournie par Emmanuel

Un navire en construction, c’est un univers de bruits, d’odeurs et de silences. Il y a les odeurs liées à la peinture ou à l’activité de soudage qui va générer des fumées contre lesquelles il faut se protéger. Des odeurs de brûlé aussi parce que quelquefois il y a des incendies qui sont vite et heureusement circonscrits. Et aussi des odeurs liées aux activités humaines, un vrai parfum ! Il y a beau y avoir des toilettes, le comportement humain ne s’est pas pour autant amélioré de la même façon. Et puis, lors des essais en mer, la merveilleuse odeur provenant des cuisines car, non seulement il faut les tester elles aussi, mais également nourrir plusieurs jours tout le personnel à bord.

Le bruit discret mais permanent des ventilations ou celui, assourdissant des premiers essais moteurs. Et puis les silences qui sont comme un signe de l’avancement des travaux. Lorsqu’une pièce est finie côté travaux et acceptée côté armateur, on dit qu’elle est « vendue ». Ainsi, le théâtre, une fois que tous les tests sont achevés et les accès fermés, devient un temple de silence. Il est « vendu » !

J’ai été durant 6 années responsable sécurité à bord des navires en construction aux Chantiers de l’Atlantique. Je devais organiser et veiller à la prévention des risques pour toutes les personnes qui travaillent à bord, tant les salariés des Chantiers que les autres intervenants. Les peintres dans leurs nacelles ou sur leurs échelles, les mécaniciens en fond de cale, les soudeurs, les poseurs de rambardes de sécurité, les menuisiers et carreleurs, des métiers qui sont très proches de ceux du bâtiment. Cela représente entre 1 000 à 2 500 personnes selon les moments de la construction et dure 2 ans environ, de la conception à l’achèvement des travaux. Ce sont tous ces métiers qui aboutissent à la construction du navire durant cette période.

Il n’y a qu’un responsable sécurité à bord. On est seul. Il y a des gens qui ont des métiers équivalents sur la prévention des risques, mais ils sont dans les ateliers. Il y a aussi des zones où l’on construit ce qu’on appelle les blocs, des parties du navire qui seront assemblées au fur à mesure. Il y a ce que je pourrai appeler les terrestres et les maritimes quand on est à bord.

Pour tenir cette fonction, j’ai une pratique qui consiste à aller à la rencontre des personnes sur leur lieu de travail. Ce sont elles qui vous apprennent leurs pratiques et leurs difficultés et non l’inverse. Je parcourais l’ensemble du navire, 300 mètres de long et plus de 20 ponts. Soit environ 12 km par jour. Ça vous maintient en forme physique. Circuler dans tous les locaux, monter, descendre, pour voir les gens là où ils sont en activité. C’est un déplacement permanent, à tous les niveaux de l’ouvrage, qui occupait plus de la moitié de mon temps de travail ; avec des moments très attendus et appréciés, comme le jour où on met les ascenseurs en service.

Et puis, de temps en temps, quand il fallait descendre dans les fonds de cale, j’avais comme une sensation d’enfermement. J’étais dans ce que seront demain les cuves des eaux usées. La forme du navire étant un peu ovale, plus on descend, plus cela devient étroit. Et tout cela avec une simple lampe frontale et quelques appareils d’éclairage au sol.

La salle de théâtre du dernier paquebot
Photo fournie par Emmanuel

Les activités sur le navire en construction sont source d’un mouvement permanent. Dans ma fonction de responsable sécurité, je devais également assurer la circulation de toutes et tous. Dans une même pièce il peut y avoir un menuisier qui découpe son bois, un soudeur qui soude et des gens qui doivent passer. Il faut donc organiser des cheminements pour que personne ne soit gêné par les autres. Il faut interdire des passages à certains moments. Il faut mettre en place des moyens de ventilation pour protéger la santé de chacun, chacune. J’étais obligé de m’intéresser à l’exercice de tous les métiers. Et c’est cette richesse là que je trouve passionnante. Parce que cela oblige à aller voir les gens, à être attentif, curieux et à se remettre en cause. C’est un bel ennemi de la routine, d’une expertise trop éloignée des pratiques réelles.

À partir du moment où on s’intéresse aux activités des gens, on a besoin de comprendre pourquoi, comment ? Il faut observer leurs gestes professionnels. J’ai besoin de comprendre quelles sont leurs contraintes. On est complètement dans la définition de la fonction, dans la fiche de poste qui décrit le métier. En fin de compte c’est ainsi qu’on est averti des techniques, des difficultés des gens, et aussi des réussites qu’ils peuvent avoir ; quand on s’intéresse à la personne en lui disant « Raconte-moi ton histoire, ton travail, à moi qui n’y connais rien. Explique-moi ». Mais deux personnes qui ont le même métier et exercent la même activité peuvent avoir deux points de vue différents. Il faut donc aller voir les deux, et cela prend du temps. Pour autant, le plus beau cadeau est l’impression d’avoir appris quelque chose à la fin de la journée.

S’intéresser aux gens, les solliciter sur ce qui est leur savoir-faire, ce qui est leur quotidien, apporte très vite des réponses qui permettent de les accompagner, de leur fournir un soutien, une mesure de facilitation. Et donc oui, cela demande du temps. Mais ce n’est pas important, ce qui compte c’est le résultat.

La sécurité est aussi gravée dans l’histoire des Chantiers. Il y a eu des accidents graves, mortels, qui ont marqué les esprits Le droit de retrait fait partie de la prévention des risques. Il est autorisé pour tous, quel que soit le positionnement hiérarchique. Un ouvrier dans un atelier qui constate quelque chose qui ne va pas en termes de sécurité à tout à fait le droit de dire : « Stop, je n’y vais pas tant que ce n’est pas clair ». On peut même considérer que non seulement c’est un droit, mais également un devoir. En tout cas, j’ai toujours disposé des moyens pour mener cette politique de prévention des risques. Je suis persuadé qu’il y a toujours une réponse possible. Mais face à un danger grave, voire mortel, il n’y a pas à transiger.

Si la notion de risque doit être surveillée comme le lait sur le feu, il y a comme dans toute activité, des moments heureux et des moments tragiques. Un samedi matin j’arrive à six heures, l’heure de l’embauche. Je vois un ouvrier prenant son café. Je m’approche et je constate qu’il fait un malaise. J’appelle les gardiens. Ils ont les premiers gestes de secours. Ensuite nous avons déroulé toute la procédure puisque cette personne-là était en train de faire un arrêt cardiaque. Et je me dis : « Et si c’était arrivé à bord, qui l’aurait retrouvé, quand ? » Voilà, c’était un matin à l’heure de l’embauche.

Et des moments heureux comme ceux que j’ai passés avec une équipe d’opérateurs électriciens espagnols. Ils devaient tirer des câbles à la main ce qui est très fatigant. On a mis en place un petit moteur électrique qui permettait de faciliter le travail., Je me souviens également d’une équipe de peintres grecs. J’étais allé les voir de nuit dans le bas du navire pour vérifier avec eux leurs conditions de travail. Je suis retourné les voir plusieurs fois. Chaque fois ils me faisaient comprendre qu’ils étaient heureux de me revoir, de sentir qu’on s’occupait d’eux. Nous ne parlions pas la même langue, mais leurs sourires quand ils levaient le pouce étaient le signe que nous nous étions compris.

La construction d’un navire est quelque chose de très particulier. Outre les dimensions gigantesques de l’ouvrage, la multitude de savoirs et de savoir-faire qui ont permis sa construction, est un élément unique. Dans les usines environnantes on traite, ici des hydrocarbures qui brûlent et finissent leur voyage dans l’atmosphère, là des tronçons d’avion que ceux qui les ont façonnés ne verront jamais décoller ; et toutes sortes d’autres produits. Le paquebot, lui, est unique et laisse dans les mémoires un souvenir tout aussi unique.

Voilà, entre le moment où l’armateur a présenté son projet et celui où les femmes de ménage passent un dernier coup d’aspirateur afin que le navire tout entier soit « vendu » il y a une longue chaîne de travail. Chacun peut se dire avec fierté qu’il à fait de son mieux, que ça n’a pas été facile tous les jours mais que l’esprit d’équipe a permis de gagner le pari. Sur les bords de l’estuaire, la foule est venue saluer une dernière fois son paquebot. La corne de brume retentit longuement, comme pour saluer et remercier toutes celles et ceux qui ont contribué à sa construction.

Parole recueillie et mise en récit par Pierre
du Centre de Culture Populaire de Saint-Nazaire
(publiée en janvier 2025).

espace

🔗 Article paru initialement sur le site le site de la Compagnie Pourquoi se lever tôt le matin !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.