L’estuaire et les torchères
Jérémy, opérateur extérieur sur un site industriel
« Au bout de 20 ans, je ne suis plus du tout sensible à l’odeur de la raffinerie »
Quand je sors de la rocade avant le pont, au niveau des docks, je vois la Loire, le terminal méthanier, les usines, les torchères. Là, j’y suis, j’arrive dans l’environnement que je connais. L’estuaire, le bassin nazairien, c’est là que j’ai grandi. Voir l’eau me fait penser au surf, je suis dans mon élément.
De loin, j’observe les flammes des torchères, ça veut dire que la raffinerie tourne, c’est plutôt bon signe.
Donges, j’y travaille depuis vingt-six ans. Je suis opérateur extérieur, j’assure la surveillance des bacs et des lignes 1. Pour faire fonctionner la raffinerie, il faut acheminer dans les fours le pétrole brut qui va être chauffé et distillé pour obtenir toute la gamme des hydrocarbures, du gaz au bitume. Mon rôle, c’est d’intervenir sur les réseaux de lignes, d’ouvrir ou de fermer des vannes à la demande du préparateur-console qui supervise les transferts à distance.
Auparavant, j’étais affecté au parc de stockage, des Bossènes à la Jallais. C’étaient des noms de lieudits à Donges, qu’on a repris pour nommer les secteurs de la raffinerie qui couvre 380 hectares. Il y a un bruit de fond permanent, on baigne dedans : les pompes, les compresseurs, les fuites de vapeur qui sifflent, les activités des ouvriers… Et autour de la raffinerie, les trains, le Béluga (c’est le gros avion d’Airbus qui vient chercher des pièces), les cornes de brume des cargos sur la Loire…
Je suis en quarts, en 2×8 depuis plus de vingt ans. Je commence à 5 h 30. Mon quart démarre par une première tournée, c’est comme ça qu’on appelle la ronde de contrôle du secteur, avant d’accueillir les camions qui arrivent aux quais de chargement de bitume, à partir de 6 heures. On est encore dans la nuit, sous l’éclairage industriel, les néons. Je dois vérifier que tout est en place, que tout est propre, que tout est normal. Quand c’est fait, je supervise le chargement des camions, je m’assure que tout se passe bien. En général je n’ai pas à intervenir, le conducteur repart avec son camion plein et ses tickets de chargement en règle.
Les problèmes qu’on rencontre ? Des fuites aux brides, par exemple. Les brides, ce sont des jonctions entre les tuyaux. Ces brides peuvent présenter des points faibles, qui laissent échapper du liquide ou du gaz. Quand je détecte une fuite, je préviens. Réparer nécessite parfois de vider une ligne. Là, j’interviens en manœuvrant des vannes. Les anciens purgeaient directement par terre, on ne parlait pas d’environnement. C’était… il y a longtemps. À présent, on doit faire attention. Toutes les purges sont récupérées pour être retraitées. Il faut aussi parler du nettoyage des cuves de bateaux. Avant, il y avait un endroit spécial dans le port. Avec l’évolution des normes, on ne le fait plus ici. Il y a sans doute des lieux dans le monde où on est moins regardant… Bon, après, quand on travaille, c’est comme tout, quand on fait la cuisine on va avoir de la farine ici ou là… On fait au mieux. Je me souviens d’un incident, il y a deux ans. Il y avait une fuite sur un bac. La fuite a été contenue, mais on a récupéré des tonnes d’essence dans la zone de rétention. L’odeur s’est répandue à plusieurs kilomètres, et ça a persisté plus d’une semaine.
En parlant des odeur… on s’habitue. Moi, je suis plus sensible aux odeurs de soja, qui viennent avec le vent des entrepôts de Cargill sur les quais de Saint-Nazaire. Mais à celles de la raffinerie, plus du tout. C’est ma compagne qui le remarque sur mes vêtements. Pourtant, on se change, on a des vêtements spécifiques pour bosser, mais dans les placards des vestiaires c’est un peu mélangé. Il y a des années que je demande une séparation. On me dit : « Oui, oui… » et rien n’est fait.
C’est un environnement à risques de toutes natures. Il faut être sur ses gardes en permanence, utiliser nos cinq sens. C’est souvent à l’odeur et au bruit qu’on identifie la nature d’une fuite. C’est paradoxal : je viens de dire que je ne sentais plus l’odeur de la raffinerie. En revanche, celle d’une fuite, si ! Parce qu’elle est plus forte, ou inhabituelle. Parfois, l’odeur ne suffit pas. Une fois, je croyais que c’était de la vapeur d’eau, et c’était de l’acide. Je me suis réveillé avec des plaques rouges sur la peau le lendemain.
Il y a aussi des bruits particuliers. Je pense aux coups de bélier. Au début on est surpris, ça fait peur, mais c’est normal. Ce sont des à-coups de pression, comme dans une installation de chauffage central, ou comme si on fermait brusquement un robinet. A plus grande échelle, évidemment.
Ce qu’on craint par-dessus tout, c’est l’inflammation non maîtrisée d’une nappe de gaz. Dans le processus de transformation du pétrole, des gaz se dégagent de manière habituelle, et il peut y avoir des surpressions. Si les gaz en surpression s’échappaient à l’air libre, on aurait des nappes incontrôlées, qui pourraient s’enflammer à tout moment. Pour éviter ce phénomène, les gaz sont récupérés à la sortie des soupapes et dirigés vers les torchères, qui sont allumées en permanence. Et on est particulièrement vigilant par rapport à l’électricité statique, ainsi qu’aux orages pendant les chargements et déchargements. Ici, tout le monde se souvient du Princess Irene, un pétrolier qui avait explosé en août 1972, alors qu’il était amarré à quai. La foudre avait frappé pendant une opération de ballastage.
Pour faire face à ces risques, nous disposons d’équipements de protection. Les protections collectives, mises en place à demeure, sont préférables. Par exemple, des bâtiments pressurisés ont été construits, pour pouvoir nous confiner en cas d’environnement toxique. Sur le papier, c’est l’idéal, mais c’est comme tous les systèmes complexes… Surtout quand beaucoup de personnes les utilisent. Certaines échelles à crinoline sont équipées de lignes de vie, pour y crocher un mousqueton. Cependant, on est loin d’en avoir installé dans toute la raffinerie. Il faut donc faire attention à soi, avoir toujours d’abord en tête sa propre sécurité. Bien sûr, nous avons des protections individuelles, des masques, des détecteurs de gaz… Et pour certaines phases de travail, des combinaisons étanches jaunes. Quand on en enfile une, on ressemble à un poussin.
Un autre aspect de la sécurité, c’est la gestion de la co-activité. Ça fait partie de mon rôle de surveiller les intervenants, d’arrêter des travaux pendant qu’un camion ou une grue se déplace. D’une manière habituelle, les entreprises extérieures attendent notre aval pour intervenir. C’est nous qui avons la connaissance précise des installations.
Avec les collègues, on a en commun des tours de main, des manières de parler et de faire, des petits codes et des réflexes. On s’écarte toujours d’une fuite en prenant la perpendiculaire par rapport au vent. Mais il arrive qu’on n’adopte pas les mêmes modes opératoires : au cours du chargement d’un camion, on peut avoir un souci avec un contacteur. Certains vont régler la question en allant réarmer sur place. Moi, je préfère anticiper sur l’automate pour éviter le déclenchement. L’expérience rentre en compte.
C’est important de prendre le temps de se parler, pendant le café par exemple. C’est un moment de détente, qui permet de savoir comment va un copain, ce qui se passe dans sa vie… ou pas. C’est également l’occasion de transmettre les anomalies, ce qu’on a remarqué pendant une tournée, pour éviter aux autres de se faire piéger. C’est la possibilité de confronter nos modes opératoires. Bien connaître ses collègues, c’est important pour la confiance. Et la confiance, c’est ce qui permet de bosser ensemble, ça contribue à la sécurité.
La solidarité entre salariés est nécessaire pour un meilleur fonctionnement de l’entreprise. Pourtant, la cohésion des équipes n’est plus valorisée. C’est le mode de management actuel de la direction. Pour elle, le travail représente un coût. Un chantier doit rentrer dans une enveloppe budgétaire. Pour nous, il s’agit avant tout d’opérer en sécurité, et dans des conditions acceptables. Quand on recherche le bon équilibre, une équipe soudée permet de peser sur les discussions, et les chefs le savent.
Encore faut-il faire remonter les avis, les besoins et les problèmes. Mon expérience en tant qu’ancien élu du personnel incite mes collègues à venir me trouver. En général, j’utilise le cahier prévu pour consigner les défauts, et les risques qui ne sont pas pris en compte. Quand j’écris, je fais bouger les choses. C’est ce qui permet à la direction de mieux prendre conscience de notre vécu sur le terrain, de mieux nous entendre.
Actuellement, je fais partie de la commission exécutive de la CGT. Notre premier objectif, c’est de rassembler le collectif de travail, y compris avec les salariés des entreprises extérieures. Nous œuvrons pour maintenir un meilleur environnement professionnel. Nous passons plus de temps au travail qu’en famille et cela pendant au moins quarante-quatre ans aujourd’hui. Ma conviction, c’est que nos conditions de travail sont des sujets essentiels. Au-delà du travail, ça contribue à notre bien-être dans la vie en général. Malheureusement, le CHSCT est récemment devenu le C2SCT. Le nombre de délégués a été divisé par deux, obligeant à faire de la sécurité avec moins de moyens. C’est pour cette raison qu’on se mobilise, on organise un mouvement pour dénoncer ces dérives, agir pour les emplois, la retraite, vivre ensemble et dignement tout simplement ! On est en 2024, avec la technologie dont on dispose aujourd’hui on devrait être capable de le faire, non ? On devrait pouvoir manger à sa faim, dans le monde entier ! Quand j’ai grandi, dans les années 80, c’est comme ça que je voyais l’avenir du monde, je pensais qu’on allait vers le progrès. Il faut se rappeler que Saint Nazaire a été rasée quasiment à 100 % à la fin de la guerre. La ville a été reconstruite. Il y a une architecture, toujours des balafres et des cicatrices, encore des améliorations à faire. On ne doit pas oublier cette histoire. Ni le projet de la libération. Ce qui a émergé des ruines, c’était aussi un projet social ! Il m’arrive d’y penser quand je repars de Donges en longeant l’estuaire.
1 : Les réservoirs et les tuyaux, en langage de métier.
Parole recueillie par Pierre et mise en récit par Vincent
dans le cadre du projet Auteurs associés en Pays de la Loire (janvier 2025).