« À vos soins »
Anne-Laurence, médecin anesthésiste et bénévole dans l’association A vos soins
Dans le bloc opératoire de la Cité sanitaire de Saint-Nazaire, c’est le silence et la concentration. Les soignants se tiennent debout, immobiles, autour du patient allongé. Ils savent qu’il serait stressant pour ce dernier de s’endormir au milieu d’une espèce de brouhaha. Tous les regards sont tournés vers lui et guettent le moment où il va plonger dans le sommeil. Mon rôle de médecin anesthésiste est particulièrement important à cet instant. Je tiens le masque à oxygène derrière le patient et je me projette dans la suite des événements afin d’anticiper les éventuels problèmes. Ce qu’on appelle l’induction anesthésique, puis le réveil, sont en effet les périodes les plus à risque de l’intervention…
J’ai conscience du fait que le patient redoute ce moment de « lâcher-prise ». C’est un passage entre l’état de conscience et l’état d’inconscience qui peut être compliqué. Pour l’accompagner, on utilise de plus en plus les techniques de conversation hypnotique qui permettent au patient d’être détendu. On lui parle d’autre chose que de son opération. Il peut ainsi s’endormir plus tranquillement. Lors de la consultation préalable, je l’ai interrogé sur les anesthésies précédentes et sur la manière dont elles se sont déroulées pour savoir s’il y a des choses qui peuvent être modifiées. Par exemple, si le patient ne supporte pas qu’on lui applique le masque, je lui propose de le tenir lui-même. Ça ne change rien techniquement, c’est juste une façon de ne pas reproduire un vécu négatif.
Lors d’une intervention chirurgicale, le patient est dans une position de vulnérabilité absolue puisque non seulement il doit accepter qu’on intervienne à l’intérieur de son corps, mais on le retranche momentanément de l’univers sensible. Il est primordial de dédramatiser cet épisode-là. La consultation préalable, au cours de laquelle j’explique comment se passe l’anesthésie, est importante pour la suite. C’est un moment où les gens déposent un peu leur peur face à quelqu’un qu’ils ne connaissent pas et à qui ils vont devoir faire confiance. Je dispose alors de quinze à vingt minutes pour établir un lien grâce auquel ils pourront envisager d’aller au bloc opératoire avec un minimum de sérénité. Je prends la tension, j’ausculte le cœur. Ces gestes ont beau être banals, je pense qu’ils constituent un rituel indispensable. C’est déjà une façon de toucher le patient, de lui demander de se dévêtir un peu : « Excusez-moi, est-ce que vous pouvez ouvrir votre chemise ? » C’est une intimité à préserver. Il faut que je sache si la personne, en face de moi, est d’accord pour me laisser y accéder. Ma qualité de médecin ne me dispense pas de prendre ces précautions.
À la maternité, où j’interviens aussi, je mesure l’importance de ce moment qui permet de ménager des étapes. Après avoir vu une première fois les dames dans mon cabinet, je les retrouve en salle d’accouchement. Je me re-présente : « Je vous ai rencontrée il y a quelques jours, puis tout à l’heure » … Enfin, vient le moment où je m’apprête à poser la péridurale en me plaçant derrière des dames qui, par conséquent, ne me voient pas. Je pose alors mes mains sur le bas du dos : « Voilà, ce sont mes mains, ensuite, je vais faire ceci et cela… Si quelque chose ne va pas, vous pouvez le dire à tout instant… » Ce contact physique que je veux apaisant permet de faire accepter le geste technique qui va suivre et qui va être invasif. Poser mes mains, c’est installer une relation que l’explication professionnelle ne peut suffire à établir.
L’enjeu est donc de gérer l’intrusion dans le territoire intime du corps, en un lieu – la Cité sanitaire – qui, dans le périmètre nazairien, représente une sorte de territoire à part où les gens de toutes conditions et de toutes origines convergent pour se faire soigner. Ils arrivent avec leur vécu, leur culture. Ils viennent de La Baule, de Brière, de Donges, de Saint-Nazaire. Au début, moi qui arrivais du Nord, j’étais perdue quand on me disait : « Je suis de Crossac », ou « de Saint Lyphard » ou… Je disais : « Ah oui… Mais c’est de quel côté de la Loire ? ». Je savais tout juste que Saint-Nazaire était au bout du fleuve et je me demandais si c’était une bonne idée de venir m’installer ici. C’était tout gris, il n’y avait personne dans les rues. Je logeais dans un hôtel de l’Avenue de la République, non loin de la clinique où j’exerçais. À l’autre bout de cette avenue, il y avait la gare. J’allais de l’un à l’autre. Finalement, j’ai effectué des remplacements de plusieurs semaines puis de plusieurs mois d’affilée. Puis, je me suis rendu compte que, depuis la gare, on apercevait aussi les bateaux en construction et qu’on pouvait pousser jusqu’au front de mer. Avec mon mari, médecin aussi, on s’est dit que, finalement, ça pouvait être agréable de vivre ici. On a essayé de trouver une maison sur l’autre rive de la Loire, au bout du pont de Saint-Nazaire. Mais, quand on n’a jamais vécu dans un territoire qui est en partie relié par un pont, on ne réalise pas que ce dernier peut être fermé pour toutes sortes de raisons. C’était incompatible avec nos services d’astreinte. Finalement, on a trouvé un logement dans un joli quartier, très près du centre de la ville.
Prendre conscience des réalités du territoire, c’était aussi comprendre d’où les gens viennent en consultation. J’ai alors senti la séparation entre le sud de la Loire et Saint-Nazaire ; et entre Saint-Nazaire, la Brière et La Baule. À côté des vacanciers qui se retrouvent à l’hôpital, il y a les patients qui souffrent de pathologies liées aux industries portuaires ; il y a les travailleurs étrangers détachés, les gens du voyage. J’ai peu à peu appris la ville en m’impliquant dans plusieurs associations comme La Fraternité qui accueille les personnes en situation de précarité, la librairie L’Embarcadère, le Centre de Culture Populaire, l’association À vos soins. Cela m’a permis d’appréhender la ville de l’intérieur, à travers son tissu associatif, et d’articuler ces engagements avec mon métier en allant vers les gens. Car je ne conçois pas d’être médecin dans une Cité sanitaire et de ne pas être une personne impliquée dans la ville.
Avec l’association « À vos soins », notamment, je me déplace dans les quartiers pour faire de la prévention-santé. On gare le camion MarSOINS sur le parking d’Emmaüs ou du Secours populaire, devant La Fraternité, devant des écoles ou des maisons de quartier. Les gens qui gravissent les marches du camion sont souvent des habitants qui n’ont pas de médecin traitant. Notre rôle est de les ausculter et de leur expliquer comment accéder à certaines mesures de prévention dans les pharmacies ou ailleurs. Et on s’efforce de les remettre dans le circuit médical en remontant l’information à la CPAM : « Il y a tant de patients qui recherchent un médecin, il faut les contacter… ». J’ai été surprise du nombre de travailleurs étrangers, employés par les Chantiers navals, qui viennent profiter de la venue du camion MarSOINS ou que je reçois à la Cité sanitaire. Lors de la consultation, la présence d’un traducteur – membre de la famille, ou collègue – établit une distance qui devrait logiquement compliquer les choses. En réalité, tout va très vite. Le traducteur ne transmet que ce qu’il pense nécessaire. La communication se résume alors à un frustrant échange de questions et de réponses. Difficile d’aller plus loin, d’entrer dans un dialogue qui permettrait de rassurer cette personne qui, souffrante, se trouve en terre étrangère… Quand elle sera emmenée dans cet autre territoire inconnu qu’est le bloc opératoire, il n’y aura pas de traducteur…
De la même manière, à la maternité, je vois beaucoup de dames qui viennent d’autres pays, qui ont parfois vécu ailleurs des accouchements traumatiques. Si ce n’est pas pour poser une péridurale, le fait que je les voie signifie que l’accouchement risque d’être compliqué. J’ai le souvenir de cette dame qui, arrivée en urgence, n’avait pas pu me rencontrer en consultation de pré-anesthésie. Elle était originaire d’Azerbaïdjan, son compagnon, sans papiers, se trouvait on ne savait où. Ils étaient partis ensemble, mais ils avaient été séparés. Qu’avait-elle vécu ? Ce n’était pas le moment de questionner, d’ajouter des récits de souffrance à une situation douloureuse. Par l’entremise d’un interprète, je lui ai expliqué comment l’accouchement allait se passer, qu’on allait prendre soin d’elle. Je ne sais pas si elle a prêté attention à ce que je lui disais. La seule chose qui lui importait était un mot qu’elle répétait sans relâche. J’ai compris que c’était le prénom qu’elle voulait donner à son enfant et qui la reliait à son compagnon. Quand elle a accouché et qu’elle a prononcé le nom de son bébé, c’était accompli. Elle s’est apaisée. Dans la salle voisine, une Parisienne était venue accoucher près de sa famille qui habitait La Baule. Son dossier était parfait, son accompagnement médical très élaboré, et elle ne manquait pas de nous rappeler le nom du célèbre professeur qui l’avait suivie dans telle maternité de Paris … Les attentes de l’une n’avaient rien à voir avec les exigences de l’autre. Je vis toujours ce type de situation de manière très sereine, je mets mes compétences au service des gens de manière égale.
Ce qui me frappe, c’est que, dans cette ville ouvrière où les pathologies respiratoires dues à l’amiante et aux vapeurs de soudage sont courantes, il y ait si peu de gens en colère par rapport aux responsabilités de ceux qui les ont exposés à ces émanations toxiques. Cela m’étonne toujours énormément. J’ai l’impression que si j’étais atteinte d’une pathologie liée à mon travail et que mes employeurs, sachant les risques que j’encourais, n’avaient pas fait ce qu’il fallait pour m’en protéger, je me révolterais. Les gens d’ici, qui se mobilisent massivement à chaque mouvement social, semblent entretenir une loyauté paradoxale vis-à-vis des Chantiers navals. Ils sont fiers d’y travailler ou d’être employés dans une autre industrie du port. Il est par ailleurs avéré qu’il y a, dans la région, un nombre de cancers très significativement supérieur à la moyenne nationale. Pourtant, j’entends peu de gens dire : « Je vais partir de Saint-Nazaire à cause de la pollution ». Est-ce de l’inconscience ? En réalité, le risque est impalpable… Même quand les gens deviennent malades, ils n’ont pas forcément conscience que c’est à cause de leur environnement. Moi-même, je sais qu’il y a ce risque, et je ne vais pas habiter autre part parce que je trouve que la vie est agréable ici. Le tissu associatif y est riche et intense. Les gens ne partiront pas. Ils sont ancrés ici. Ils ont le sentiment de participer à un projet collectif, d’appartenir à une culture qui a fait l’identité de la ville et d’y être acteurs. C’est quelque chose que je ne soupçonnais pas du tout quand, à mon arrivée dans cette ville, j’ai arpenté cette avenue de la République qui me paraissait si grise et si déserte, quand j’ai fait la navette entre la gare, mon hôtel, la clinique où j’étais employée et le silence du bloc opératoire.
Et puis, à Saint-Nazaire, il y a la mer…
Parole recueillie et mise en récit par Pierre
dans le cadre du projet Auteurs associés en Pays de la Loire (publiée en janvier 2025).
espace
Article paru initialement sur le site le site de la Compagnie Pourquoi se lever tôt le matin !