Manœuvrer une masse de plusieurs tonnes réclame beaucoup d’énergie et de concentration

Kévin, opérateur chez un sous-traitant dans l’industrie du bassin nazairien

La journée de travail commence quand le team leader me donne une opération à faire en binôme. On ouvre alors la tablette qui contient des directives écrites et des dessins techniques. Ce sont des « gammes » qu’on doit respecter de manière précise, étape par étape. J’ai donc devant moi une grosse pièce à laquelle je vais assembler d’autres pièces en effectuant des serrages plus ou moins forts sur les vis et les boulons. Ça peut être de la toute petites vis qu’il faut faire attention de ne pas abîmer, ou de plus grosses pièces sur lesquelles j’applique des serrages en force à l’aide de grosses clés ou en serrage hydraulique. Il faut faire le serrage exact, qui s’exprime en neuton-mètre (Nm), 1kg équivaut à un Nm, on peut serrer jusqu’à 1 500 Nm. Mais à la main on ne dépasse pas 700. Comme il y a des normes industrielles, ce travail réclame un petit peu de connaissances de la part de l’opérateur. Mais, grosso modo, il s’agit de dérouler un programme un peu comme on suivrait un mode d’emploi ou une notice de montage.

Une fois que j’ai terminé un assemblage, je trace au feutre des traits de différentes couleurs qui indiquent quel type d’assemblage j’ai effectué, si j’ai rajouté de la graisse ou de la colle, si j’ai réalisé le serrage au « ressenti » ou à l’aide d’une clé dynamométrique. Enfin, je rends compte de mon travail informatiquement pour qu’on sache qui a fait quelle opération à quelle date. Ça s’appelle la traçabilité.

Mon profil m’amène à être apprécié pour les retouches que j’effectue à la suite des inspections qualité, aux différents stades d’avancement, avant la livraison au client. Ça peut être juste un trait de peinture qui n’est pas bien fait, mais ça peut être beaucoup plus grave. La dernière fois, une pièce avait été montée de travers. À ce stade, difficile de tout démonter. Il a fallu trouver le moyen de rectifier sans remettre tout en question.

Ce qu’il faut, dans ce métier, c’est de l’application et de la patience : suivre la gamme, respecter les instructions qui peuvent changer, ne rien faire de mémoire. Se dire que ce qui compte n’est pas forcément d’aller vite mais que les choses soient faites exactement comme il faut. C’est tout. C’est à la fois simple et exigeant. À la fois une question d’efficacité et de sécurité.

Il y a énormément de règles qui se contredisent parfois un peu. À la limite, on peut se demander si ces règles n’ont pas été faites pour qu’on puisse rejeter les fautes sur les opérateurs. C’est pourquoi nous faisons attention les uns aux autres parce que, quand tu es dans le travail, tu es tenté de faire le geste un peu dangereux qui te permet d’atteindre la vis qui est là, hors de portée… Pour être bien confortable, il faut quand même transgresser un peu pour finir ce que tu as commencé ; c’est un enjeu personnel. Et tu as tendance à prendre des risques ou à dépasser tes capacités, à aller trop loin. Alors, nous nous protégeons mutuellement : « Hé ! C’est la pause, on s’arrête ! » ou « Doucement, on prend son temps… » Un encadrant stupide pourrait alors nous prendre pour des tire-au-flanc. Mais, parce qu’on fabrique des grosses pièces, des pièces uniques, on sait que la bonne façon de faire, c’est d’éviter la précipitation. On a intériorisé l’idée de sécurité au point de ne plus la distinguer de la vigilance, principale qualité pour exercer ce métier.

Beaucoup de collègues sont abîmés par le travail. Sur le plan physique, quand on est opérateur, on engage son corps. Si tu forces et que tu te fais mal, tu ne peux pas dire : « J’arrête ! ».… À moins d’avoir très mal, tu continues ton travail. Bien sûr, on porte des équipements de protection individuelle. Mais comment, avec des gants, manipuler de tout petits objets, effectuer des gestes fins ? On y arrive, mais parfois on enlève les gants, et on oublie de les remettre. On relève ses lunettes de protection, et un éclat vous atteint l’œil – c’est arrivé à une collègue il n’y a pas longtemps-, c’est souvent bénin. Même si les accidents sont rares, je considère que risquer de détruire son corps au travail n’est pas rémunéré comme il faudrait.

Le travail prend une dimension supplémentaire lorsque je dois utiliser des dispositifs de levage pour manipuler des pièces lourdes. Quand cette pièce pèse quelques tonnes, l’opération se fait à plusieurs, parce qu’un pontier ne peut pas regarder partout à la fois. Pendant qu’un d’entre nous est à la télécommande, il faut que d’autres tiennent des cordes pour orienter la pièce, et maitrisent le ballant. L’autre jour, j’étais assisté par quelqu’un qui ne surveillait pas bien son côté. J’ai failli bousculer une pièce de quelques milliers d’euros. Sans parler de ce que mon pont transportait et qui valait des millions ! Manœuvrer cette masse qui fait plusieurs tonnes réclame donc beaucoup d’énergie et de concentration : si elle heurte quelque chose ou quelqu’un, même à trois à l’heure, ça peut faire très mal ! Lever l’ensemble. Le diriger à travers l’usine encombrée de partout, en maintenant le tout parfaitement équilibré, faire très attention, surveiller les hauteurs. Être capable de m’adapter pour, parfois, faire évoluer l’engin à l’inverse de ce qui semblerait logique. C’est peu dire que je dois réfléchir à chacune des choses que je fais. En même temps, il ne faut pas que j’aie l’air trop hésitant, sous peine que le directeur, ou d’autres, pensent que je ne maîtrise pas.

Éviter les accidents et les dégâts matériels, c’est aussi l’intérêt des employeurs. Pourtant, les analyses d’accidents du travail montrent que la pression de l’encadrement est une des premières causes d’accidents. Face à ça, les opérateurs doivent rester soudés et attentifs les uns aux autres, même s’il subsiste, chez nombre d’entre eux, des tendances virilistes -qui les incitent à repousser leurs limites- ou individualistes -qui n’incitent pas à recevoir ou à donner des conseils-. On voit bien que ce qui est dangereux, quand on manipule des dispositifs de levage est de ne pas être concentré collectivement. Or, pour faire équipe, il faut communiquer. Ce que les opérateurs ne savent pas tous bien faire, c’est le moins qu’on puisse dire. Les ouvriers n’aiment pas parler. Ils ont été « sélectionnés » sur ce critère à l’école. Ceux qui parlaient bien, écrivaient bien, ont grimpé. Et ceux qui étaient moins bons dans ces compétences-là ont été dirigés vers les filières techniques, là où on a moins l’habitude de théoriser, de s’exprimer sur ce qu’on fait. Les cadres ont toujours l’impression que l’opérateur ne sait pas, qu’il n’est pas capable. Ça décourage de poser des questions : « Je vais encore passer pour un débile. » Pourtant je pense que ce serait important de pouvoir informer précisément la maîtrise de ce qui se passe concrètement pour nous dans l’action.

Les gens des bureaux, sont bien conscients qu’ils ne sont pas à la meilleure place pour appréhender tout ce qui se passe, le processus -process en anglais- et ils nous sollicitent parfois. Même s’ils nous disent que nous sommes « bien placés » pour leur faire des remontées de terrain, nous ressentons alors, parfois, une sorte de « mépris de classe » quand quelque chose ne s’est pas bien passé. Leur premier réflexe, même si ce sont des personnes gentilles par ailleurs, va être de lâcher : « Ah ces opérateurs… Qu’est-ce qu’ils nous ont fait encore… ? » Dans le même temps, ils acceptent d’être interpellés et viennent parfois nous dire : « Tiens, j’ai inventé un outil, une nouvelle façon de faire. On va essayer ça ensemble… ». Tout le monde se dit « bonjour », même si parfois on ne se souvient plus des prénoms. Mais je pense que c’est particulier parce qu’on est un certain nombre à ne pas être arrivés là en tant que cancres qui ont raté l’école, mais comme des gens qui ont atterri ici après un parcours complexe.

Ce qui me donne envie de me lever le matin pour aller travailler, c’est l’ambiance de confiance qui règne entre nous. Et c’est le sentiment de correspondre au principal critère de recrutement qui est la capacité à s’engrener avec les autres, exactement comme des engrenages. Cela demande un effort que j’aime faire et que j’arrive à susciter de la part de mes compagnons de travail.

Il y a bientôt deux ans, je suis rentré dans cette boite en CDI parce que l’entreprise avait vraiment un grand besoin de main-d’œuvre dans cette période. Or, la main-d’œuvre qualifiée ou très qualifiée était déjà captée par les autres gros employeurs industriels du bassin d’emplois très dynamique de Saint-Nazaire. Et aujourd’hui, je me souviens avec émotion de ce job dating où la RH a lancé en brandissant mon CV : « Oui,votre profil nous intéresse, on va vous embaucher ! » Que de chemin parcouru depuis !

Parole recueillie et mise en récit par Marilaure,
dans le cadre du projet « Travail et Territoire »
conduit par le Centre de Culture Populaire de Saint-Nazaire

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🔗 Article paru initialement sur le site le site de la Compagnie Pourquoi se lever tôt le matin !

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