Les lumières de la ville sont un service public
Laurent, électromécanicien au service de l’éclairage public et syndicaliste

« Dans la métallurgie, tout le monde sait qu’un gousset, c’est un renfort qu’on place sur une équerre. »
Je suis rentré à la ville comme électricien, mais mon truc c’est l’électromécanique. Un jour, mon chef, Bruno, vient me voir et me dit : « Je sais que tu soudes ». Je lui réponds qu’il peut me donner des choses à souder, à l’arc ou à la baguette. Alors il m’a donné une première bricole à faire, puis d’autres, comme des équerres pour fixer les appareils sur les murs quand ils ont refait l’éclairage des alvéoles de la base sous-marine. De fil en aiguille j’ai refait les serrures des portes métalliques qui étaient restées à l’abandon ; quand les gonds sont cassés, on ne peut plus les ouvrir. Il y a bien des serruriers à Saint-Nazaire, mais c’est très cher. Aujourd’hui, on ne parle que de manageur. Quand Bruno est arrivé à la ville, il était simple agent, puis il a gravi les échelons et il est devenu notre responsable. Maintenant, nous avons un gestionnaire. Il est payé – en catégorie B – pour remplir des tableaux, faire des « camemberts », ou compter des « ETP », et demander : « Est-ce que tu as bientôt fini ? ». Et quand je lui réponds : « Non, il faut que je fasse des renforts au gousset » il ne sait pas de quoi je lui parle. Dans la métallurgie, tout le monde sait qu’un gousset, c’est un renfort qu’on place sur une équerre. Moi, je ne cherche pas un manager, je cherche un gars qui connaît le travail qu’il va me donner à faire.
Quand je suis arrivé dans le service, il y avait tout le matériel nécessaire pour souder mais plus personne pour s’en servir. C’est compliqué de recruter des soudeurs pour la ville. Dans une boite privée, un soudeur peut se faire jusqu’à 2 800 euros par mois, surtout s’il est électromécanicien et qu’il fait aussi de l’hydraulique, de la mécanique, ou de la thermique. Depuis plusieurs années, j’ai un gros chantier avec les planchers des postes électriques qui alimentent les candélabres de l’éclairage public. Les câbles sont pratiquement tous en sous-terrain, ils aboutissent dans des fosses où l’on trouve le compteur, les fourreaux de câbles et une armoire électrique. C’est comme un petit caveau avec une porte. Il peut y en avoir trois ou quatre dans une rue et il n’y en a pas deux pareils. Un jour, un gars est passé à travers un plancher en bois installé par les anciens. Il faut dire qu’en cinquante ans, le bois avait eu le temps de pourrir. Alors je suis allé voir ma responsable parce qu’on ne pouvait pas laisser les gars travailler dans ces conditions. Du coup, je suis en train de refaire tout cela : des cadres en alu et des petites passerelles avec des tôles soudées ; je ne les fais pas galvaniser parce que les services de la ville ne veulent pas payer. Je raccorde le tout à la terre et les gars peuvent bosser sans risque. En dehors du chantier des planchers des postes, j’ai des tas de bricoles à faire comme des rectifications sur des candélabres ou sur les platines qui les supportent. Il m’arrive aussi de refaire des potences qui soutiennent ce qu’on appelle les « gamelles », c’est-à-dire les lampes proprement dites. Les modèles de ces potences ne se font plus, donc on n’a pas les pièces. Il en va de même pour les mâts thermolaqués qui ont une dizaine d’années. Alors je les fabrique, puis je les porte à galvaniser. Avec ça, on peut partir sur une cinquantaine d’années si c’est bien fait.
C’est comme ça que je conçois le service public. Et que je le défends. Mais je dois dire que les usagers ne sont pas faciles avec nous. Quand l’éclairage de la rue est en panne pendant deux ou trois jours, ça gueule. Les gens ne se rendent pas compte que nous n’y sommes pour rien si le chef nous a envoyés ailleurs, ni que nous ne sommes plus que trois équipes, une par camion. Les gens se plaignent : « C’est quand même avec nos impôts… ». Je suis obligé de leur dire : « Moi aussi je paye mes impôts à Saint-Nazaire. ». Il y a encore des gens reconnaissants, certains nous invitent même à rentrer boire un coup, mais globalement c’est plutôt tendu. Je crois qu’ils ne se comporteraient pas de la même manière avec une entreprise privée qui leur enverrait directement une facture ; les usagers ont changé.
J’ai connu Saint-Nazaire dans les années 70 et aujourd’hui je ne m’y retrouve plus. Tous les terrains vagues qui étaient autour de la vieille gare, de même que les quartiers de la Chesnaie ou du Grand Marais, ne sont plus maintenant que des lotissements. Et quand on remonte vers Saint-Marc, ce sont des mini-châteaux. C’est devenu une ville riche, avec des grosses bagnoles partout, des grosses maisons et des gens qui sont arrivés de l’extérieur, qui ont de l’argent et qui ont construit ici. Ce n’est plus la ville ouvrière de mon enfance, qu’il a fallu rebâtir après la guerre. Mon père était agent EDF-GDF, il reconstruisait les lignes. Il était à la CGT et n’avait peur de rien. Il a fait toutes les grandes grèves de cette époque-là. C’était le temps où la population soutenait. Ensuite, cette cohésion s’est perdue et maintenant chacun fait grève dans son coin. Sauf pour les retraites ; on a bien bougé, mais pas suffisamment. Je me souviens avoir vu mon père gueuler dans la cour et dire à son chef : « Je suis rentré ici comme simple agent et je partirai comme simple agent ». Il n’était pas bien vu… et moi, je n’ai jamais pu rentrer à EDF. Aujourd’hui je fais les plans, mes commandes de ferraille, je fabrique. Et je suis pourtant toujours catégorie C2. Je sais pourquoi, c’est pour mon investissement à la CGT. Dans mon service, nous avons un métier qualifié, avec des habilitations pour les travaux électriques et de soudure, notre permis poids lourd… Nous réclamons de passer agents de maîtrise mais ils ne veulent rien savoir.
Mon père faisait beaucoup de choses, notamment dans l’amicale laïque. Il nous a transmis ses valeurs. D’ailleurs, mon ancien chef disait que je suis ingérable et in-commandable. Les valeurs de mon père, c’était aussi l’entraide. Aujourd’hui si un gars est en train de fumer sa clope ou de boire un café, il ne va pas bouger d’un cil pour donner un coup de main à quelqu’un qui se trouve en difficulté. Alors, dans mon service, je me bats pour qu’il y ait de l’entraide. Si par exemple je vois un gars qui veut soulever tout seul le bac du camion, je lui dis : « Non, tu ne vas pas faire ça tout seul. Demande un coup de main, bon dieu ! ». Les jeunes disent que je fais mon « vieux con ». Quand j’avais vingt-cinq ans et que je voyais un vieux, dans les cinquante ans, qui avait mal au dos, on en rigolait. Et il disait : « Tu verras quand tu auras notre âge, tu seras comme les autres ». Maintenant, je rigole moins. J’ai mal aux épaules et je suis en handicap depuis plusieurs années. J’en ai parlé lors de mon recrutement à la ville. Je n’ai pas de problème pour évoquer mon handicap, d’autant qu’il fait suite à un accident du travail que j’ai eu avant de rentrer à la mairie. Certains ne veulent pas en parler, parce qu’ils se sentent abaissés. J’en ai rencontré plusieurs. Moi, je dis qu’être handicapé ne m’empêche pas d’être compétent, ni de continuer à travailler.
Il est vrai que les conditions ne sont plus les mêmes. Par exemple, j’ai arrêté les ports de charge. Si je prends dix kilos dans les mains, je dérouille le lendemain. À l’atelier j’ai ce qu’on appelle une grenouille, une mâchoire qui se referme sur la tôle, et un outil hydraulique pour la soulever. Ce ne sont pas non plus des tôles grosses comme celles des bateaux. Et puis j’ai mon Guitou, le magasinier, qui vient me donner un coup de main. On s’arrange bien tous les deux. Nous sommes du même âge et nous partirons en retraite pratiquement en même temps, dans deux ans. D’ici là, je n’aurai pas terminé les cinq-cents plaques des planchers de postes. D’autant que je suis détaché pour mes mandats syndicaux plus de la moitié de mon temps. J’aime bien mon boulot, mais j’accorde aussi beaucoup d’importance à tout ce que je fais syndicalement.
Moi, il faut que je fasse quelque chose pour les autres. Je viens de rentrer à l’UFM l’Union Fédérale de la Métallurgie ; j’ai prévu ça pour la retraite avec les camarades. Je suis aussi au COS, le Comité des Œuvres Sociales, dans la commission camping. C’est le camping du Grand Corso, que le Comité possède du côté de Noirmoutier. J’ai de l’occupation, je ne m’ennuie pas. J’ai aussi, depuis longtemps (combien ?), un mandat à la Commission Exécutive de la CGT des territoriaux de la Carene1 qui, au-delà de Saint-Nazaire, englobe Saint-André-des-Eaux, Donges, Montoir. Nous sommes une vingtaine, avec quelques jeunes depuis le dernier congrès ; c’est bien, ça renouvelle. Cela m’a fait découvrir les autres métiers. Entre la restauration, la mécanique, les peintres, la vitrerie, les magasins, les espaces verts, les ATSEM des écoles, les centres techniques… il y a 160 métiers dans un commune. C’est phénoménal.
Quand je vais partir, personne ne reprendra la soudure. J’essaye d’en parler avec les gars, mais je reconnais que la soudure à l’arc c’est compliqué. Moi, j’ai commencé par apprendre la soudure au fil fourré, quand je travaillais en concession automobile, sur les carrosseries. On appuie sur la torche et le fil se défait au fur et à mesure. On appelle ça « faire du point de chaînette ». Un gars un peu habile peut s’en sortir au bout d’une semaine. Mais sur la grosse tôle, ça ne suffit pas. Il faut souder à l’arc. Çà, je l’ai appris avec un ancien, et ensuite j’ai passé une certification, c’est une sorte d’habilitation à la soudure à l’arc, délivrée par une école. Parfois je soude sans même regarder. J’ai ma cagoule et j’ai tellement l’habitude. J’aimerais bien qu’une fois un gars vienne me dire : « Tu pourrais me faire voir comment tu fais pour souder ? ». Dans deux ans, je serai en retraite. Alors, je me bats pour essayer d’avoir quelqu’un à qui repasser le flambeau. Mon grand responsable me l’a bien dit : « Quand tu vas partir, il n’y aura personne pour te remplacer ». D’autant qu’il faudrait le trouver, le soudeur payé en catégorie C1, à 1 500 euros. Après moi, il sous-traiteront, ou bien ça restera à l’abandon comme il y a quelques années, quand les vieux sont partis.
1 : Carene: Communauté d’Agglomération de la Région Nazairienne et de L’Estuaire
Parole recueillie par Pierre et mise en récit par Christine
dans le cadre du projet « Travail er Territoire »
conduit avec le Centre de Culture Populaire de Saint-Nazaire